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— Excusez-moi », fis-je. Je me rendis dans la salle de bains et ouvris l’armoire à pharmacie pour voir si le flacon de Dexamyl était toujours là. Mais il n’y était pas ; tous les médicaments avaient disparu. Emportés en Angleterre, pensai-je. Et à l’heure actuelle dans les bagages de Kirsten et Tim. Merde alors.

Quand je revins, je trouvai Kirsten seule dans le salon. « Je suis fatiguée, terriblement fatiguée, dit-elle d’une voix faible.

— Ça se voit, remarquai-je.

— Je ne vais même pas être capable d’avaler une pizza sans la vomir. Tu pourrais me faire des courses ? Tiens, j’ai établi une liste. Je voudrais du poulet désossé : tu sais, celui qui est vendu en bocal, et puis du riz ou des nouilles. Je te donne la liste. » Elle me la tendit. « Tim te remettra de l’argent.

— Ça va, j’en ai. » Je regagnai la chambre à coucher, où j’avais posé mon manteau et mon sac. Pendant que j’enfilais mon manteau, Tim surgit derrière moi, brûlant encore du désir de parler.

« Ce qu’a vu Schiller en Wallenstein, c’est un homme qui s’est rendu complice du destin pour causer sa propre mort. Pour les romantiques allemands ce devait être le péché suprême : être complice du destin, le destin envisagé comme la fatalité. » Il me suivit dans le couloir alors que je sortais de la chambre. « L’idée maîtresse de Goethe, de Schiller et… des autres, leur orientation fondamentale, c’était que la volonté humaine pouvait triompher du destin. Pour eux, le destin ne devait pas être considéré comme inéluctable mais comme une chose admise. Vous comprenez où je veux en venir ? Pour les Grecs, le destin était l’anânkê, une force absolument prédéterminée et impersonnelle ; ils l’assimilaient à Némésis, qui représente le destin vengeur, celui qui punit.

— Je suis désolée, dis-je. Il faut que j’aille faire les courses.

— On ne devait pas nous porter une pizza ?

— Kirsten ne se sent pas bien ; elle n’en a pas envie. »

Se rapprochant de moi, Tim me confia à voix basse :

« Angel, je m’inquiète beaucoup pour elle. Je n’arrive pas à la convaincre d’aller chez le médecin. C’est, soit l’estomac, soit la vésicule. Vous pourriez peut-être la persuader de subir des examens. Elle a peur des résultats. Vous savez, n’est-ce pas, qu’elle a eu une tumeur au cerveau il y a des années.

— Oui, fis-je.

— Et une hystérocléisis.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Une intervention chirurgicale consistant à fermer le col de l’utérus. Elle a tellement d’anxiété reliée à cette région du corps ; il m’est impossible d’en discuter avec elle.

— Je lui parlerai, promis-je.

— Kirsten se sent responsable de la mort de Jeff.

— Quelle poisse, m’exclamai-je. C’est de ça que j’avais peur. »

Sortant du salon, Kirsten me dit : « Tu peux ajouter du ginger-ale à la liste, s’il te plaît ?

— D’accord. Dans quelle boutique est-ce que…

— Tu prends à droite, indiqua Kirsten. Tu vas tout droit et tu tournes à gauche quatre rues plus loin, jusqu’au premier carrefour. C’est une petite épicerie chinoise, mais ils ont ce qu’il me faut.

— Tu as besoin de cigarettes ? demanda Tim.

— Oui, tu peux en acheter une cartouche, dit Kirsten. N’importe quelle marque dans les légères ; elles ont toutes le même goût.

— Entendu. »

M’ouvrant la porte, Tim déclara : « Je vous conduis en voiture. » Une fois dehors, nous nous dirigeâmes vers sa voiture de location, mais au moment d’y monter il s’aperçut qu’il n’avait pas emporté les clés. « Tant pis, allons-y à pied », décida-t-il. Nous marchâmes quelque temps en silence.

« Quelle belle soirée, dis-je enfin.

— Il y a une chose dont j’avais l’intention de discuter avec vous, annonça Tim. Bien qu’en principe ce ne soit pas de votre compétence.

— J’ignorais que j’avais une compétence, formulai-je.

— Je veux dire que ce n’est pas un domaine qui vous concerne. Mais je ne sais pas à qui je ferais mieux d’en parler. Ces documents zadokites sont par certains côtés… » Il hésita. « Je devrais dire : affligeants. Pour moi personnellement, j’entends. Car ce que les traducteurs ont mis au jour, c’est une bonne partie des Logia – des préceptes – de Jésus, mais énoncée deux cents ans avant lui.

— Oui, je comprends, fis-je.

— Mais en ce cas cela signifie, ajouta Tim, qu’il n’était pas le Fils de Dieu. Qu’il n’était pas, en fait, ce Dieu auquel la doctrine trinitaire nous demande de croire. Pour vous, Angel, c’est un point qui ne pose pas de problème particulier.

— Non, pas vraiment, acquiesçai-je.

— Les Logia sont essentiels à notre compréhension et à notre perception de Jésus en tant que Christ : c’est-à-dire le Messie ou l’Oint. S’il se révèle que les Logia peuvent être retranchés de la personne de Jésus, alors il nous faut reconsidérer les Évangiles – pas seulement les Synoptiques mais tous les quatre… en nous interrogeant sur ce que nous savons en réalité de Jésus, si tant est que nous en sachions quelque chose.

— Pourquoi ne pas partir du principe que Jésus était un zadokite ? » questionnai-je. C’était l’idée que j’avais retirée de la lecture des articles dans les journaux et les magazines. À la suite de la découverte des manuscrits qumrans, les manuscrits de la mer Morte, il y avait eu une rafale de spéculations fondées sur l’hypothèse d’un lien entre Jésus et les esséniens. Je ne voyais pas où était le problème. Je n’arrivais pas à comprendre de quoi Tim s’inquiétait.

Nous poursuivîmes lentement notre marche sur le trottoir, et Tim reprit : « Dans un certain nombre de documents zadokites il est fait mention d’un personnage mystérieux. Les textes le désignent par un mot hébreu dont la meilleure traduction pourrait être un néologisme : l’“Exposeur”. C’est à ce personnage vague que sont attribués la plupart des Logia.

— Eh bien, c’est que Jésus a reçu un enseignement qui provenait de lui, avançai-je.

— Mais en ce cas Jésus n’est pas le Fils de Dieu. Il n’est pas Dieu incarné, Dieu sous la forme d’un être humain. »

Je suggérai : « Peut-être que Dieu a révélé les Logia à l’Exposeur.

— Mais alors c’est l’Exposeur qui est le Fils de Dieu.

— Ah ! bon, dis-je.

— Ce sont là des problèmes qui me mettent au supplice… enfin le terme est exagéré. Disons qu’ils me préoccupent énormément. La plupart des paraboles relatées dans les Évangiles, voilà maintenant que nous les trouvons existantes dans des manuscrits datant de deux cents ans avant Jésus. Je reconnais que la totalité des Logia n’y figure pas, mais il y en a beaucoup, et souvent parmi les plus importants. Certaines doctrines cardinales concernant la résurrection sont aussi présentes, celles qui débutent par la formule bien connue “Je suis” utilisée par Jésus. Par exemple Je suis le pain de vie. Ou Je suis la Voie. Ou encore Je suis la porte étroite. Jusqu’à présent on ne pouvait pas les séparer de Jésus-Christ. Tenez, prenez simplement la première : Je suis le pain de vie. Celui qui mange mon corps et qui boit mon sang possède la vie éternelle, et je l’élèverai au dernier jour. Car mon corps est une vraie nourriture et mon sang une vraie boisson. Celui qui mange mon corps et qui boit mon sang vit en moi et je vis en lui. Vous comprenez où je veux en venir ?