Edgar Barefoot, debout devant nous, nous a fait signe de changer de place pour nous regrouper sur les rangs de devant. Je me demandais ce qui se produirait si j’allumais une cigarette. Je l’avais fait une fois dans un ashram, au terme d’une conférence sur les Veda. Un dégoût collectif s’était amoncelé sur moi, et j’avais en outre reçu un violent coup de coude dans les côtes. J’avais outragé les grands. Ce qu’il y a de bizarre chez les grands, c’est qu’ils meurent exactement comme les gens du commun. L’évêque Timothy Archer détenait une bonne part de grandeur, ne serait-ce que par le poids et la taille, et ça ne lui a rien valu de bon ; il gît sous terre comme les autres. Autant pour les choses spirituelles. Autant pour les aspirations. Il recherchait Jésus. De plus, il recherchait ce qu’il y a derrière Jésus : la vérité réelle. C’est un sujet de méditation. Les simples mortels, qui acceptent le mensonge, sont vivants pour en parler ; ils n’ont pas péri dans le désert de la mer Morte. L’évêque le plus fameux des temps modernes a effectué le grand plongeon parce qu’il n’avait pas foi en Jésus. Il y a là une leçon. Alors peut-être ai-je la connaissance ; je sais ne pas douter. Je sais aussi qu’il faut emporter plus de deux bouteilles de Coca-Cola si je pars en voiture dans des terres à l’abandon, à quinze mille kilomètres de chez moi. Et ne pas me servir d’une carte routière de station-service, comme si j’étais encore au centre de San Francisco. C’est pratique si on veut localiser Portsmouth Square, mais pas tellement s’il s’agit de localiser la source authentique du christianisme, cachée du monde pendant ces deux mille deux cents ans.
Je vais rentrer chez moi et fumer un joint, me suis-je dit. C’est une perte de temps ; du moment où John Lennon est mort tout a été une perte de temps, y compris le deuil causé par cette mort. J’ai renoncé à porter le deuil… c’est-à-dire que je n’ai plus la faculté d’avoir du chagrin.
Levant les mains vers nous, Barefoot s’est mis à parler. Je prêtais peu d’attention à ce qu’il disait et l’oubliais presque aussitôt. C’était moi l’idiote : avoir payé cent dollars pour écouter ça. L’homme qui se tenait devant nous, lui, était le petit futé, parce qu’il savait comment gagner le fric : nous étions là pour le lui donner. C’est ainsi que se calcule la sagesse : d’après celui qui paie. Voilà ce que j’enseigne. Je devrais instruire les soufis, et les chrétiens tout aussi bien, notamment les évêques épiscopaux avec leurs fonds discrétionnaires. Allonge-moi cent dollars, Tim. Imaginez ça, appeler l’évêque « Tim ». Comme si on appelait le pape « George » ou « Bill » comme le lézard dans Alice au pays des merveilles. Je crois que Bill descendait de la cheminée, si je me rappelle bien. C’est une référence obscure ; comme à ce que raconte Barefoot on n’y fait pas attention, et personne n’en garde le souvenir.
« La mort dans la vie, déclamait Barefoot, et la vie dans la mort : deux modalités, comme le yin et le yang, d’un même continuum sous-jacent. Les deux faces d’un “holon” comme le nomme Arthur Koestler. Vous devriez lire Janus. Chacune passe dans l’autre comme en une danse joyeuse. C’est le Seigneur Krishna qui danse en nous et à travers nous ; nous sommes tous Çri Krishna qui, si vous vous souvenez, vient à nous sous la forme du Temps. Sa forme ultime, destructrice de tous les individus… de tout ce qui existe. » Il nous a adressé à tous un sourire de plaisir béat.
Il n’y a que dans la région de la baie, ai-je songé, que de pareilles inepties peuvent être tolérées. Un gamin de deux ans nous harangue. Bon Dieu, quelle connerie ! Je ressens ma vieille répugnance, cette aversion furieuse que nous cultivons à Berkeley, et que Jeff appréciait tant. Son plaisir était de se mettre en colère pour la moindre bagatelle. Le mien est d’endurer les inepties. En payant pour ça.
J’ai terriblement peur de la mort, ai-je pensé. La mort m’a détruite ; ce n’est pas Çri Krishna destructeur de tous les individus ; c’est la mort destructrice de tous mes amis. Elle les a choisis sans toucher aux autres. Putain de saloperie de mort, tu t’es pointée sur ceux que j’aime. Tu t’es servie de leur sottise pour l’emporter. Tu as tiré profit de leur bêtise pour les avoir, ce qui est véritablement cruel. Emily Dickinson, l’autre enfoirée, qui dégoisait sur la « douce mort » ; c’est une pensée abominable, que la mort puisse être douce. Elle n’avait jamais vu un carambolage de six voitures sur l’autoroute. L’art, comme la théologie, est une imposture bien emballée. En bas les gens se battent pendant que je cherche Dieu dans un livre de références. Dieu, arguments ontologiques pour. Mieux encore : arguments pratiques contre. Non, ça ne figure pas au catalogue. C’aurait été utile en temps voulu, les arguments contre étant stupides, qu’ils soient ontologiques ou empiriques, anciens ou modernes (voir bon sens). L’ennui quand on fait des études, c’est que ça prend longtemps ; ça vous suce la meilleure partie de la vie et quand vous avez fini vous savez une chose, c’est que vous auriez mieux fait d’embrasser la carrière bancaire. Je me demande si les banquiers se posent de telles questions. Ils s’interrogent plutôt sur le cours des changes du jour. Si un banquier part dans le désert de la mer Morte il prend probablement un pistolet lance-fusées, des bidons, des rations vitaminées et un couteau. Pas un crucifix exhibant une précédente idiotie qui était effectuée pour qu’on la gardât en mémoire. Destructeur des victimes d’accidents de l’autoroute, et aussi de mes espoirs, Çri Krishna, tu nous as tous eus. Bonne chance pour tes autres tentatives, au cas où elles seraient également recommandables aux yeux des autres dieux.
Je triche, me suis-je dit. Ces passions, c’est de la foutaise. Je suis contaminée, à force de côtoyer la communauté intellectuelle de la baie ; je pense comme je parle : pompeusement, et par énigmes ; je ne suis pas une personne mais une voix qui s’admoneste. Pire, je parle comme j’entends parler. Du toc à l’entrée et du toc à la sortie. Je devrais me lever et poser à Mr. Barefoot une question dénuée de sens, et puis rentrer chez moi pendant qu’il énonce la réponse idéale. Comme ça il a le dernier mot et moi je m’en vais. Nous sommes tous deux gagnants. Il ne me connaît pas ; je ne le connais pas non plus, sinon en tant que voix sentencieuse. Elle ricoche déjà dans ma tête, et pourtant ça n’est que le début ; ce n’est que la première d’une longue série de conférences. De balivernes sentencieuses. Ce que dit ce drôle de petit bonhomme est cependant important ; il parle de Çri Krishna et de la façon dont meurent les hommes. C’est un sujet que par expérience personnelle je juge capital ; il s’est manifesté dans ma vie depuis des années et il n’en disparaîtra pas.