« Peut-être que les traducteurs et les érudits trouveront d’autres détails sur cet anokhi », dis-je pour tenter de le distraire.
« Ils trouveront Dieu, fit-il en écho, se parlant à lui-même.
— C’est peut-être une chose qui pousse. Une racine ou un arbre.
— Hein ? Quoi ? » Il avait l’air en colère subitement. « Pourquoi dites-vous ça ?
— Pour avoir du pain, il faut bien partir de quelque chose. On ne peut pas manger du pain s’il n’est pas fait avec des substances de base.
— Jésus parlait par métaphores. Il ne faisait pas allusion à du pain au sens propre.
— Lui, peut-être pas, mais apparemment c’est le contraire pour les zadokites.
— Cette pensée m’est déjà venue. C’est d’ailleurs l’avis de certains des traducteurs : que c’est d’une boisson et d’un pain dans l’acception littérale qu’il s’agit. Je suis la porte de la bergerie. Quand il prononçait ces mots, il est évident que Jésus ne voulait pas prétendre qu’il était constitué de bois. Et il disait aussi : Je suis la vraie vigne, et mon Père est le vigneron. Chaque branche en moi qui ne porte pas de fruit, il la coupe, et chaque branche qui porte des fruits, il la taille pour qu’elle en porte davantage encore.
— Eh bien, alors, c’est une vigne, dis-je. Voilà ce qu’il faut chercher.
— C’est absurde et matérialiste.
— Pourquoi ? »
Tim lança violemment : « Faut-il vraiment supposer que c’est d’une plante qu’il est fait mention ? Que c’est une chose matérielle et non spirituelle ? Une chose qui pousse dans le désert de la mer Morte ? » Il agita les bras. « Je suis la lumière du monde. Doit-on assumer qu’on pourrait lire son journal en le tenant sous cette lumière ? Comme sous ce réverbère ?
— Peut-être que oui, après tout, répondis-je. Dionysos était bien une vigne, pour ainsi dire. Ses adorateurs s’enivraient et ensuite Dionysos prenait possession d’eux, et ils couraient par monts et par vaux et tuaient les vaches pour les manger. Ils dévoraient tous les animaux vivants sur leur passage.
— Oui, il y a certaines ressemblances », concéda Tim.
Nous pénétrâmes ensemble dans la petite épicerie.
6
Avant que Tim et Kirsten puissent repartir en Angleterre, le synode épiscopal s’assembla pour examiner la question de ses hérésies supposées. Les évêques à la con – enfin, je devrais dire conservateurs, ce serait plus poli – qui l’accusaient se couvrirent de ridicule en se montrant incapables d’étayer avec assez de poids leurs arguments. Tim sortit du synode blanchi de tout reproche. La presse, comme de juste, monta l’affaire en épingle. À aucun moment, de toute façon, cette affaire ne l’avait tracassé. Quoi qu’il en soit, en raison du suicide de Jeff, Tim bénéficiait d’une énorme sympathie auprès de l’opinion publique. Il y avait toujours eu droit, mais maintenant, à la suite de la tragédie qui avait affecté sa vie privée, elle lui était encore plus acquise.
Platon dit quelque part que si on veut détruire un roi il faut être sûr de réussir à le tuer. En échouant dans leur tentative contre Tim, les évêques conservateurs n’avaient fait que renforcer sa position ; c’est ce qu’on appelle le retour de flamme. Tim savait désormais que personne au sein de l’Église épiscopale des États-Unis d’Amérique ne pouvait l’abattre. S’il devait se trouver détruit un jour, ce ne pouvait être que de sa propre main.
Quant à moi, je me retrouvais propriétaire de la maison que Jeff et moi avions achetée. Sur l’insistance de son père, Jeff avait rédigé un testament. Tout me revenait, même si ce n’était pas beaucoup. Comme c’était moi qui avais subvenu aux besoins du ménage, je n’avais pas de difficultés financières. Je continuais mon travail au cabinet d’avocats. Durant quelque temps je m’imaginai que, une fois Jeff mort, je perdrais progressivement contact avec Tim et Kirsten. Il n’en fut rien. Tim semblait trouver en moi quelqu’un à qui parler. Finalement, j’étais l’une des rares personnes (sinon la seule) à connaître sa liaison avec sa « secrétaire générale ». Et c’était moi en outre qui lui avais fait rencontrer Kirsten.
D’autre part, Tim n’était pas du genre à abandonner ceux qui étaient devenus ses amis. J’étais d’ailleurs bien plus que cela : il existait entre nous beaucoup d’amour et, par voie de conséquence, de compréhension. Nous étions réellement très proches l’un de l’autre. L’évêque de Californie, qui en public étalait des points de vue si radicaux et avançait des théories si folles, était dans sa vie de tous les jours un être humain à l’ancienne mode, dans le meilleur sens du terme. S’il était votre ami, il vous manifestait et vous conservait sa loyauté, comme je devais en informer miss Marion des années plus tard, longtemps après que Kirsten et Tim eurent rejoint Jeff dans la mort. On a trop oublié, je crois, combien cet homme aimait ses amis et leur demeurait constamment fidèle, même s’il n’avait aucun avantage pratique à en retirer. Je n’étais rien en ce monde qu’une jeune dactylo employée dans un modeste cabinet d’avocats. Tim n’avait rien à gagner sur le plan stratégique en restant en rapport avec moi, mais c’est ce qu’il fit jusqu’à sa mort.
Au cours de cette période qui suivit la mort de Jeff, l’état physique de Kirsten empira jusqu’au jour où le diagnostic des médecins fut formel : péritonite, une maladie dont on peut mourir. L’évêque paya pour elle tous les frais médicaux, qui se montèrent à une somme astronomique ; elle passa dix jours à se languir dans l’unité de soins intensifs de l’un des meilleurs hôpitaux de San Francisco, se plaignant amèrement de ne pas recevoir de visites et de n’être l’objet d’aucune attention de la part de personne. Tim, qui faisait une tournée de conférences à travers les États-Unis, passait la voir aussi souvent qu’il le pouvait, mais c’était loin de lui suffire. J’en faisais autant de mon côté, mais, comme pour Tim, elle estimait que c’était un bien faible tribut à payer au regard de la maladie dont elle souffrait. Toutes les visites que je lui rendais se soldaient par des diatribes de sa part, dirigées contre lui et contre tout le monde. D’un seul coup, elle avait vieilli.
Ça ne signifie pas grand-chose, je crois, de dire : « On n’a que l’âge que l’on ressent » puisqu’en fait ce sont la vieillesse et la maladie qui finiront toujours par avoir le dessus, et cette phrase stupide ne s’applique qu’à des gens n’ayant pas subi le même genre de traumatismes que Kirsten Lundborg. Son fils Bill témoignait de capacités infinies pour être victime de toutes les sortes de folies, et Kirsten s’en jugeait responsable ; et elle savait aussi qu’une des causes majeures du suicide de Jeff avait été ses relations avec le père de celui-ci. Cela la rendait dure et cruelle envers moi, comme si la culpabilité – sa culpabilité – la poussait périodiquement à me maltraiter, moi qui étais la première à souffrir de la mort de Jeff.
Elle et moi, nous n’avions plus beaucoup d’amitié à partager. Mais j’allais quand même la voir à l’hôpital, en faisant toilette chaque fois et en lui portant des cadeaux qui ne lui servaient à rien : nourriture qu’elle ne pouvait manger ou vêtements qu’elle ne pouvait mettre.
« Ils m’interdisent de fumer », me dit-elle une fois, en guise d’accueil.
« Évidemment, répondis-je, tu risquerais de mettre le feu à tes draps. Comme ça t’est arrivé l’autre jour. » Elle avait failli s’asphyxier, quelques semaines avant d’entrer à l’hôpital.
Kirsten reprit : « Apporte-moi des écheveaux de laine. Je vais tricoter un pull. Pour l’évêque. » Elle avait prononcé ce dernier mot sur un ton de mépris qui le réduisait à néant ; Kirsten parvenait à véhiculer à travers ses paroles une sorte d’hostilité dont j’avais rarement rencontré l’équivalent. « L’évêque, ajouta-t-elle, a besoin d’un pull. »