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Son animosité provenait du fait que Tim s’était révélé parfaitement capable, en son absence, de gérer ses affaires ; à l’heure présente il était quelque part au Canada pour prononcer un discours. Kirsten avait soutenu depuis quelque temps que Tim ne pourrait pas subsister une semaine sans elle. Son séjour à l’hôpital avait prouvé qu’elle avait tort.

« Pourquoi les Mexicains ne veulent-ils pas que leurs enfants épousent des Noirs ? demanda Kirsten.

— Parce qu’ils auraient des gosses trop paresseux pour devenir des voleurs, répondis-je.

— Quand un Noir se change-t-il en nègre ?

— Quand il a quitté la pièce. » Je m’installai sur la chaise de plastique face à son lit. « Tu vas bientôt sortir d’ici », continuai-je pour l’aider à se dérider.

Elle me jeta un regard hostile. « Je ne sortirai jamais d’ici. Quand je pense à l’évêque qui doit être en train de… oh ! et puis je m’en fous. De se payer une pute à Montréal ou je ne sais pas où. Est-ce que je t’ai dit qu’il m’avait fait coucher avec lui la deuxième fois qu’on s’est rencontrés ? La première fois, c’était dans un restaurant à Berkeley.

— Je sais, j’y étais.

— Alors, la première fois il ne pouvait pas. S’il avait pu, il l’aurait fait. Ça ne te surprend pas de la part d’un évêque ? Il y a certaines choses que je pourrais te raconter… mais je me tairai. » Elle cessa de parler et me regarda d’un air mauvais.

« Tant mieux, dis-je.

— Quoi, tant mieux ? Si je ne te les raconte pas ?

— Si tu commences à me les raconter, fis-je, je me lève et je m’en vais. Mon psy m’a dit de garder mes distances avec toi.

— Oh ! c’est vrai, toi aussi tu es en thérapie. Comme mon fils. Vous devriez vivre ensemble tous les deux. Vous feriez de la thérapeutique occupationnelle.

— Je pars, annonçai-je en me levant.

— Oh ! ça va, je t’en prie, s’exclama Kirsten avec irritation. Rassieds-toi.

— Tu sais ce qu’est devenu le crétin mongoloïde suédois qui s’était échappé de l’asile à Stockholm ?

— Non.

— On l’a retrouvé professeur dans une école en Norvège. »

Kirsten se mit à rire et dit : « Va donc te faire foutre.

— Pas besoin. Je me débrouille très bien toute seule.

— Je m’en doute, fit-elle en hochant la tête. J’aimerais être encore à Londres. Tu n’y es jamais allée ?

— Il n’y avait pas assez d’argent dans les fonds discrétionnaires de l’évêque. Pour Jeff et moi.

— Ah ? Et moi j’ai tout pompé.

— Presque tout. »

Kirsten poursuivit : « Remarque, je ne savais pas quoi faire de moi. Pendant que Tim passait son temps avec ces vieux traducteurs pédés. Est-ce qu’il t’a dit que Jésus est un imposteur ? Stupéfiant. On découvre deux mille ans après que c’est quelqu’un d’autre qui a inventé toutes les déclarations qu’on lui prête. Je n’ai jamais vu Tim si abattu ; il restait là assis dans notre appartement, à regarder par terre, jour après jour. »

Je m’abstins de répondre.

« Tu crois que c’est grave ? questionna Kirsten. Que Jésus soit un imposteur ?

— Pas pour moi.

— Et ils n’ont pas divulgué le plus important. L’histoire du champignon. Ils vont la garder secrète aussi longtemps qu’ils pourront. Mais ça finira par…

— Quel champignon ?

— L’anokhi. »

Je dis avec incrédulité : « L’anokhi est un champignon ?

— C’est un champignon. Enfin c’en était un à l’époque. Les zadokites le cultivaient dans des cavernes.

— Ça alors, lançai-je.

— Et ils en faisaient une sorte de pain et du bouillon. Ils mangeaient le pain et buvaient le bouillon. C’est l’origine de la communion sous les deux espèces, le corps et le sang. Apparemment l’anokhi était un champignon vénéneux, mais les zadokites avaient trouvé un moyen de l’antidoter, enfin jusqu’à un certain point, assez pour qu’il ne les tue pas. Il leur donnait simplement des hallucinations. »

J’éclatai de rire. « En somme ils étaient des…

— Eh bien oui, c’est ça. » Malgré elle, Kirsten se mit aussi à rire. « Et il faut que Tim distribue la communion tous les dimanches en sachant ça, en sachant que ces braves gens s’offraient des trips psychédéliques, comme nos mômes aujourd’hui. Quand il a appris ça, j’ai bien cru qu’il n’allait pas s’en relever.

— Alors, Jésus était en fait un trafiquant de drogue », dis-je.

Elle acquiesça. « Et les douze apôtres, ses disciples, se sont fait prendre (c’est du moins la théorie) alors qu’ils introduisaient clandestinement l’anokhi dans Jérusalem. Cela confirme l’hypothèse de John Allegro… mais je ne sais pas si tu as lu son livre. C’est l’un des plus grands spécialistes des langues du Proche-Orient… il a été le traducteur officiel des manuscrits qumrans.

— Je ne connais pas son livre mais je sais qui il est. Jeff me parlait de lui.

— Allegro avait supposé que les premiers chrétiens s’adonnaient à un culte secret du champignon ; il l’avait déduit de preuves internes contenues dans le Nouveau Testament. Et il avait trouvé une fresque murale, une peinture qui montrait certains de ces premiers chrétiens avec un gros champignon, l’Amania muscaria…

— Amanita muscaria, rectifiai-je. C’est la rouge. C’est terriblement vénéneux. Alors les premiers chrétiens avaient aussi trouvé un antidote.

— C’est ce qu’affirme Allegro. Et ça leur donnait des visions. » Elle pouffa.

« Et cet anokhi est vraiment un champignon qui existe ? » demandai-je. Je m’y connaissais un peu en champignons ; avant d’épouser Jeff, j’avais fréquenté un mycologue amateur.

« Eh bien, il a sans doute existé, mais personne ne sait ce qu’il serait aujourd’hui. Jusqu’ici, on n’en a pas trouvé de description dans les documents zadokites. Impossible de déterminer lequel c’était ou s’il existe toujours. »

Je déclarai : « Il causait peut-être d’autres effets que les hallucinations.

— Quoi, par exemple ? »

Une infirmière passa à ce moment. « Il faut que vous partiez maintenant.

— D’accord. » Je me levai, rassemblai mon manteau et mon sac.

Kirsten dit : « Penche-toi. » Elle me faisait signe de m’approcher ; elle me chuchota dans l’oreille : « Je sais : des effets aphrodisiaques. »

Après l’avoir embrassée, je quittai l’hôpital.

À mon retour à Berkeley, quand je fus rentrée par le car à la vieille petite maison rustique où Jeff et moi avions vécu, je vis, en remontant l’allée, un jeune homme accroupi dans le coin de la véranda ; je fis halte, sur mes gardes, me demandant qui c’était.

Rondelet, les cheveux blond clair, il se penchait pour caresser mon chat Magnificat, qui était roulé en boule béatement devant la porte d’entrée de la maison. J’observai un instant la scène, pensant : Est-ce que c’est un représentant de commerce ou quoi ? Le jeune homme portait un pantalon trop grand pour lui et une chemise de couleurs vives. Il avait sur le visage, tandis qu’il cajolait Magnificat, l’expression la plus douce que j’aie jamais vue sur un visage humain ; ce garçon, qui manifestement n’avait jamais rencontré mon chat, rayonnait d’une sorte de tendresse, d’amour palpable, qui était pour moi quelque chose de nouveau. Certaines des plus anciennes statues du dieu Apollon laissent voir ce même sourire plein de douceur. Complètement absorbé par les caresses qu’il prodiguait à Magnificat, le garçon restait inconscient de ma présence toute proche ; je continuai à l’observer avec fascination, d’autant plus surprise que Magnificat était un vieux matou bagarreur qui normalement ne permettait pas aux étrangers de l’approcher.