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Soudain le garçon leva les yeux. Il eut un sourire timide et se releva avec maladresse. « Salut.

— Salut. » Je marchai vers lui avec précaution, très lentement.

« J’ai trouvé ce chat. » Il ferma à demi les paupières, sans cesser de sourire ; il avait des yeux bleus candides, dénués de toute ruse.

« C’est mon chat, dis-je.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Magnificat.

— Il est très beau, fit le garçon.

— Qui êtes-vous ? demandai-je.

— Je suis le fils de Kirsten. Je suis Bill. »

Cela expliquait les yeux bleus et les cheveux blonds. « Et moi je suis Angel Archer, dis-je.

— Je sais. Nous nous sommes rencontrés une fois. Mais c’était… » Il hésita. « Je ne me rappelle plus il y a combien de temps. Ils m’ont fait des électrochocs… je n’ai pas très bonne mémoire.

— Oui, dis-je. Je pense que nous avons dû nous rencontrer. Je reviens de l’hôpital où j’ai rendu visite à votre mère.

— Je peux me servir de vos toilettes ?

— Bien sûr. » Je sortis mes clés de mon sac et ouvris la porte. « Excusez le désordre. Je travaille ; je ne suis pas assez souvent là pour tenir la maison propre. C’est au fond, après la cuisine. Droit devant vous. »

Bill Lundborg ne referma pas la porte derrière lui ; je l’entendis uriner bruyamment. Je remplis la bouilloire et la posai sur le gaz. Étrange, pensai-je. Voici le fils qu’elle tourne en ridicule. Comme elle nous tourne tous en ridicule.

Reparaissant, Bill Lundborg s’immobilisa avec gaucherie, m’adressant un sourire anxieux, l’air visiblement mal à l’aise. Il n’avait pas tiré la chasse d’eau. Je pensai alors, subitement : Il vient de sortir de l’hôpital psychiatrique, c’est sûr.

« Vous voulez du café ? proposai-je.

— Je veux bien. »

Magnificat pénétra dans la cuisine.

« Quel âge a-t-il ? questionna Bill.

— Je n’en ai pas idée. Je l’ai sauvé des crocs d’un chien, mais il était déjà adulte. Il devait vivre quelque part dans le quartier.

— Comment va Kirsten ?

— Très bien », dis-je. Je désignai une chaise. « Asseyez-vous.

— Merci. » Il s’installa, posant les bras sur la table de la cuisine, les doigts croisés. Il avait la peau très pâle. À force de vivre enfermé, pensai-je. En cage. « J’aime bien votre chat, reprit-il.

— Vous pouvez lui donner à manger si vous voulez. » J’ouvris le réfrigérateur et en sortis la boîte de pâtée pour chat.

Je le regardai préparer avec soin l’écuelle de Magnificat, tout à sa tâche, comme s’il accomplissait quelque chose de très important. Et en scrutant le vieux chat il eut à nouveau ce sourire qui me touchait tant, qui déclenchait un déclic en moi.

Les salauds, ils se sont attaqués à cet enfant et n’ont rien laissé de lui, songeai-je. Ils ont fait griller ses circuits sous prétexte de le soigner. Les sadiques, qu’est-ce qu’ils connaissent du cœur humain ? J’avais envie de pleurer.

Et il va y retourner, pensai-je, comme Kirsten le disait. Il va passer le restant de ses jours à entrer à l’hôpital et à en sortir. Les salopards, les pourris.

Dieu me fait rire, méditai-je encore. Les croyances de Tim et les tourments qu’il éprouve, tout ça pour moi n’a pas de sens. Le spectacle de ce gosse donnant à manger à ce chat ignorant. Il aurait pu être vétérinaire, s’ils ne l’avaient pas mutilé, s’ils ne lui avaient pas déchiqueté l’esprit. Qu’est-ce que me racontait Kirsten ? Il a peur de conduire ; il cesse de sortir les ordures ; il ne se lave plus et puis il pleure. Moi aussi je pleure, pensai-je, et il m’arrive parfois de laisser les ordures s’entasser, et j’ai eu peur au volant le jour où j’ai failli me faire emboutir et où j’ai dû me rabattre. Alors, je suis bonne à enfermer ; nous sommes tous bons à enfermer. C’est ça le drame de Kirsten, avoir ce garçon comme fils ?

Bill reprit la parole : « Je ne peux rien lui donner d’autre ? Il a encore faim.

— Tout ce que vous trouverez au frigo, dis-je. Mais vous, vous ne voulez pas manger ?

— Non merci. » De nouveau il caressa l’affreux vieux matou, ce chat qui fuyait les gens. Il l’avait dressé, comme on l’avait lui-même dressé.

« Vous êtes venu ici par le car ? demandai-je.

— Oui, acquiesça-t-il. On m’a retiré mon permis. Autrefois je conduisais, mais… » Il se tut.

« Moi aussi j’ai pris le car, dis-je.

— J’avais une voiture vraiment grosse, fit Bill. Une Chevrolet 1956. Un des plus gros modèles qu’ils aient jamais sortis, avec celle de 1955.

— Ce sont des voitures très cotées, remarquai-je.

— La différence entre la Chevrolet 55 et la 56, c’est la calandre ; si les clignotants sont incorporés dans la calandre, on sait que c’est une 56.

— Où habitez-vous ? questionnai-je.

— Nulle part. Je suis sorti de l’hôpital de Napa la semaine dernière. Ils m’ont lâché parce que Kirsten est malade. J’ai fait la route en stop. Il y a un type qui m’a pris dans sa Corvette. » Il sourit. « Ces Corvette, il faudrait leur interdire les autoroutes à cause de la pollution. Le type, qu’est-ce que son pot d’échappement crachait de gaz carbonique ! Ce que je n’aime pas dans les Corvette, c’est la carrosserie en fibre de verre ; ça ne peut pas vraiment se réparer. » Il ajouta : « Mais c’est sûr qu’elles ont belle allure. La sienne était blanche. J’ai oublié l’année, bien qu’il me l’ait dite. On est monté à 160, mais les flics vous filent le train quand vous êtes dans une Corvette, parce qu’ils espèrent bien que vous allez dépasser les limitations de vitesse. Alors il y a une voiture de patrouille qui nous a poursuivis, mais au moment où elle venait de nous dépasser, le flic a dû mettre sa sirène et faire demi-tour ; sûrement une urgence quelque part. On l’a croisé pendant qu’il faisait sa manœuvre. Il devait être écœuré mais il ne pouvait pas nous dresser de contravention ; il était trop pressé. »

Faisant preuve de tout le tact dont j’étais capable, je l’interrogeai sur les raisons de sa venue.

« J’avais une question à vous poser, répondit Bill. Une fois j’ai rencontré votre mari. Vous n’étiez pas à la maison ce jour-là ; je suppose que vous étiez à votre travail. En tout cas il était seul ici. Il s’appelait bien Jeff ?

— Oui, dis-je.

— Ce que j’avais envie de savoir, c’est… » Bill eut une hésitation. « Pourriez-vous me dire pour quel motif il s’est tué ?

— Il y a toujours beaucoup de facteurs qui entrent en jeu dans un événement de ce genre. » Je vins m’asseoir à la table de la cuisine en face de lui.

« Je sais une chose, c’est qu’il était amoureux de ma mère, lâcha Bill.

— Ah ? fis-je simplement. Vous le savez.

— Oui, c’est Kirsten qui me l’a dit. Est-ce que c’était la principale raison ?

— Peut-être.

— Il y en avait d’autres ? »

Je gardai le silence.

« Pourriez-vous me dire une chose surtout ? poursuivit Bill. Est-ce qu’il souffrait de maladie mentale ?

— Il avait suivi une thérapie. Mais pas une thérapie intensive.

— J’y ai réfléchi, déclara Bill. Il était furieux contre son père à cause de Kirsten. C’est la cause de beaucoup de choses. Vous savez, quand on est en hôpital psychiatrique, on connaît des tas de gens qui ont tenté de se suicider. On voit les cicatrices sur leurs poignets. C’est toujours à ça qu’on les reconnaît. La meilleure façon de s’y prendre, quand on veut le faire, c’est de remonter le bras dans le sens des veines. » Il me montra son bras nu en mimant le geste. « L’erreur de la plupart des gens, c’est de couper à angle droit par rapport aux veines, le long du poignet. Un jour on a eu un type qui s’était entaillé sur toute la largeur, et c’était profond. Mais ils sont quand même arrivés à le recoudre. Il a dit une fois en thérapie de groupe que tout ce qu’il voulait, c’était n’être plus que deux yeux sortant du mur, pour pouvoir regarder tout le monde sans être vu. Être simplement là en observateur, sans participer. Juste observer et écouter. Quoique pour ça il lui aurait fallu aussi être deux oreilles. »