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— Pourquoi ?

— Les maladies mentales se produisent souvent quand les gens refoulent leur hostilité et essaient d’être gentils, trop gentils. On ne peut pas refouler sans cesse l’hostilité. Elle existe chez tout le monde ; il faut bien qu’elle se manifeste.

— Jeff était très calme, dis-je. Il était difficile de le faire mettre en colère. Dans les disputes conjugales, c’était moi en général qui me fâchais.

— Kirsten dit qu’il avait pris de l’acide.

— Je pense que c’est faux.

— Beaucoup de gens qui perdent la boule, c’est à cause des drogues. On en voit plein à l’hôpital. Et en plus il y a la malnutrition ; ceux qui se droguent oublient de manger, et quand ils mangent, ils mangent des cochonneries. Alors, ils n’ont plus de muscles. Et si c’est des amphétamines qu’ils prennent, ils ne mangent plus du tout. C’est pour ça qu’il y a ces déficiences cérébrales chez les types qui se cament au speed. »

Il paraissait plus à l’aise maintenant, plus assuré dans ses paroles. J’en profitai pour lui demander : « Quel genre de travail faites-vous ?

— Je peins, répondit Bill.

— Vous êtes peintre ?

— Non, je peins des carrosseries de voitures. » Il eut un petit sourire. « Je fais de la peinture au pistolet. Chez Léo Shine, à San Mateo. Pour 49, 50 dollars je donne à votre voiture la couleur que vous voulez, avec une garantie de six mois. » Il se mit à rire et je l’imitai ; j’avais vu les publicités de Léo Shine à la télé.

« J’aimais beaucoup mon mari, dis-je.

— Est-ce qu’il allait devenir ministre du culte ?

— Non. Je ne sais pas ce qu’il allait devenir.

— Peut-être qu’il n’allait rien devenir du tout. Je suis des cours de programmation d’ordinateurs. En ce moment j’étudie les algorithmes. Un algorithme n’est rien d’autre qu’une recette, comme pour faire cuire un cake. C’est une séquence répétitive. L’aspect principal de l’algorithme, c’est qu’il doit signifier quelque chose. C’est très facile de poser sans le faire exprès à un ordinateur une question à laquelle il ne peut répondre ; ce n’est pas parce que l’ordinateur est bête mais parce que la question n’a pas de réponse.

— Je vois, dis-je.

— Et cette question-là, est-ce que vous estimez qu’elle a un sens ? continua Bill. Donnez-moi le plus grand nombre au-dessous de deux.

— Oui, fis-je. Elle a un sens.

— Non. » Il secoua la tête. « Ce nombre n’existe pas.

— Je le connais, précisai-je. C’est un virgule neuf plus… » Je m’interrompis.

« Il faudrait poursuivre la série de chiffres jusqu’à l’infini. La question n’est pas intelligible. Donc l’algorithme est défectueux. Vous demandez à l’ordinateur de faire une chose impossible. Si l’algorithme n’est pas intelligible, l’ordinateur ne peut fournir de réponse, mais il essaiera en général d’en fournir une.

— Et moi je vais vous poser une question en retour, dis-je. Je vais vous citer un proverbe, un proverbe usuel, et vous m’en expliquerez le sens.

— J’aurai combien de temps ?

— Ce n’est pas minuté. Racontez-moi simplement ce que signifie le proverbe : Chat échaudé craint l’eau froide. Qu’est-ce que ça veut dire ? »

Après un silence, Bill répondit : « Ça veut dire que si votre chat monte sur la cuisinière et renverse votre bouilloire, il se brûlera ; et après il aura peur de la bouilloire même si l’eau n’est pas chaude.

— Encore un autre sur le chat : Quand le chat n’est pas là, les souris dansent. »

À nouveau il garda un moment le silence, le front plissé.

« Eh bien, dit-il enfin, si vous avez des souris chez vous, votre chat les chasse ; mais s’il s’en va ailleurs, les souris sont contentes parce qu’elles ont la paix.

— Qui veut voyager loin ménage sa monture. » Mais je savais déjà à quoi m’en tenir. Le fonctionnement de la pensée de Bill Lundborg était détérioré ; il était incapable d’expliquer le proverbe : il se contentait de le paraphraser en termes concrets, correspondant aux termes mêmes de son énoncé.

« Quand on se déplace à cheval, dit-il de façon hésitante, et qu’on a un long trajet à faire, il ne faut pas fatiguer le cheval.

— Vanité, ton nom est femme.

— Les femmes sont vaines. Mais ce n’est pas un proverbe. C’est une citation de quelque chose.

— C’est très bien, dis-je. Vous vous en êtes bien tiré. » Mais en vérité – en vérité, je vous le dis, comme l’aurait formulé Tim, comme le formulait Jésus, et peut-être avant lui les zadokites – j’avais en face de moi quelqu’un de complètement psychotique, à en croire le test des proverbes de Benjamin. J’en éprouvai une douleur vague et obsédante, en voyant devant moi ce garçon si jeune et physiquement si sain, et si inapte à déchiffrer un symbole, à penser de manière abstraite. Il souffrait du trouble cérébral psychotique classique : son raisonnement se limitait au concret.

Tu peux oublier ton intention de devenir programmeur d’ordinateurs, me dis-je. Tu continueras à peindre des carrosseries de voitures jusqu’à ce que le Juge eschatologique arrive et nous libère, tous autant que nous sommes, de nos tourments. Qu’il te libère et me libère moi ; qu’il libère chacun de nous. Et alors ton esprit endommagé sera vraisemblablement guéri. Projeté dans le corps d’un cochon de passage, pour être précipité dans le vide. Là où est sa place.

« Excusez-moi », dis-je. Je sortis de la cuisine et traversai la maison, allant le plus loin possible de Bill Lundborg, et je m’appuyai contre le mur en enfonçant le visage dans mon bras.

Je sentis couler mes larmes – des larmes tièdes – mais je ne fis aucun bruit.

7

Je repensai à Jeff : comme il l’avait fait un jour, je pleurais toute seule dans un coin de la maison, je pleurais sur quelqu’un qui comptait pour moi. Où est-ce que ça va se terminer ? me demandai-je. Il faut bien que cela prenne fin. Et cela semble ne pas avoir de fin ; ça continue en s’enchaînant indéfiniment, comme dans l’ordinateur de Bill Lundborg essayant de calculer – tâche impossible – le nombre le plus élevé en dessous d’un nombre entier.

Peu après, Kirsten sortit de l’hôpital ; elle se rétablit progressivement de sa maladie digestive, et après sa guérison Tim et elle retournèrent en Angleterre. Avant leur départ des États-Unis, j’appris de la bouche de Kirsten que son fils Bill avait été mis en prison. Le Service postal l’avait embauché, puis renvoyé ; sa réaction à son renvoi avait consisté à briser, à poings nus, les baies vitrées de la sous-station de San Mateo. Il était évident qu’il était redevenu fou. Si tant est qu’il eût jamais cessé de l’être.

Je perdis donc tout le monde de vue : je ne revis plus Bill après le jour où il m’avait rendu visite ; je rencontrai plusieurs fois Kirsten et Tim – elle plus souvent que lui – puis je me retrouvai seule, et pas très heureuse, à m’interroger sur la signification profonde du monde, si toutefois cette signification existait. La chose était aussi douteuse que les périodes de santé mentale de Bill Lundborg.

Le cabinet d’avocats un jour dut fermer. Mes deux employeurs se retrouvèrent inculpés de trafic de drogue. C’était prévisible. Il est plus fructueux de vendre de la cocaïne que des bougies. La cocaïne à cette époque ne jouissait pas de la popularité qui l’a mise aujourd’hui à la mode, mais la demande représentait quand même une incitation à laquelle mes employeurs n’avaient pu résister. Chacun récolta cinq ans de prison. Pendant plusieurs mois je fus à la dérive, vivant uniquement de l’allocation de chômage, puis je trouvai une place de vendeuse dans le magasin de disques de Telegraph Avenue, Musik Shop, où je travaille encore maintenant.