La psychose peut emprunter bien des formes. Elle peut embrasser la totalité des choses ou se concentrer sur un sujet bien particulier. Le cas de Bill représentait la démence omniprésente ; la folie s’était infiltrée dans toutes les parcelles de son existence, ou c’est du moins ce que je présume.
Le type de folie caractérisé par l’idée fixe est un phénomène fascinant. Je parle de l’idée fixe obsessionnelle, celle dont l’esprit ne peut se détacher. Cela représente une possibilité insoupçonnée de dysfonctionnement du cerveau humain. Il faut avoir vu une idée fixe à l’œuvre pour en apprécier pleinement la force. Une fois introduite dans un esprit, l’esprit d’un être humain donné, non seulement elle n’en part plus jamais, mais elle consume aussi tout ce que cet esprit contient d’autre, de sorte que finalement l’individu n’existe plus, son esprit en tant que tel n’existe plus : seule subsiste l’idée fixe qui a tout détruit autour d’elle.
Comment débute un tel processus ? À quel moment débute-t-il ? Jung parle quelque part – j’ai oublié dans lequel de ses livres – d’une personne, une personne normale, dans l’esprit de laquelle surgit un jour une certaine idée, et cette idée n’en sort plus. De plus, ajoute Jung, après l’apparition de cette idée dans l’esprit de la personne en question, plus rien de nouveau n’arrive jamais à cet esprit ; le temps pour cet esprit s’arrête et il est mort. L’esprit en tant qu’entité vivante et croissante est mort. Et pourtant la personne, en un sens, continue de vivre.
Quelquefois, je suppose, une idée fixe pénètre dans l’esprit sous la forme d’un problème, ou d’un problème imaginaire. Ce n’est pas si rare. Vous vous apprêtez à vous coucher, tard le soir, et brusquement l’idée vous vient que vous avez oublié d’éteindre les phares de votre voiture. Vous regardez par la fenêtre votre voiture – qui est garée, bien visible, devant votre maison – et vous constatez que les phares ne sont pas allumés. Mais vous pensez alors : Je les ai peut-être laissés allumés et ils le sont restés si longtemps qu’ils ont déchargé la batterie. Alors, pour m’en assurer, il faut que je sorte pour vérifier. Vous enfilez votre robe de chambre et allez dehors, vous ouvrez la porte de la voiture et vous actionnez la manette d’éclairage. Les feux s’allument. Vous les éteignez, quittez la voiture, refermez la porte et regagnez la maison. Ce qui s’est passé, c’est que vous êtes devenu fou ; vous êtes devenu psychotique. Parce que vous n’avez pas tenu compte du témoignage de vos sens ; vous aviez pu voir par la fenêtre que les feux n’étaient pas allumés, mais vous avez quand même voulu sortir pour vérifier. C’est là le facteur primordial : vous avez vu mais vous n’avez pas cru. Ou, réciproquement, vous n’avez pas vu quelque chose mais vous y avez quand même cru. Théoriquement, vous pourriez voyager à tout jamais entre votre chambre à coucher et votre voiture, prisonnier d’un circuit fermé éternel où périodiquement vous ouvririez la voiture, essaieriez les feux, retourneriez à la maison – à cet égard vous êtes une machine. Vous n’êtes plus humain.
L’idée fixe peut également se présenter, non comme un problème ou un problème imaginaire, mais comme une solution.
Si elle survient sous forme de problème, votre esprit la repoussera, car personne n’a envie des problèmes ou ne les aime ; mais si elle survient sous forme de solution, une solution fausse, bien sûr, alors vous ne la rejetterez pas car elle aura une grande valeur utilitaire : c’est quelque chose dont vous avez besoin et que vous avez fait surgir pour répondre à ce besoin.
Il est très peu probable que vous passiez le restant de votre vie à faire la navette entre votre voiture et votre chambre à coucher, mais par contre il est fort possible, si vous êtes tourmenté par la culpabilité, la douleur et le doute – et par des vastes flots d’auto-accusation qui déferlent tous les jours sans relâche – qu’une idée fixe se présentant comme une solution, une fois qu’elle a fait son apparition, demeure en vous. Voilà ce que je décelai chez Kirsten et Tim, après leur second retour d’Angleterre. Durant la période où ils avaient séjourné à Londres pour la seconde fois, une idée, une idée fixe, s’était un jour imposée à leur esprit, et le tour avait été joué.
Kirsten était arrivée plusieurs jours avant Tim. Je ne la rencontrai pas à l’aéroport mais dans sa chambre au St. Francis, sur la même noble colline de San Francisco qui abrite la Grace Cathedral. Je la trouvai s’activant à défaire ses nombreux bagages, et ma première pensée fut : Mon Dieu, comme elle fait jeune ! Par contraste avec la dernière fois où je l’ai vue… elle rayonne. Que s’est-il produit ? Son visage était moins marqué par les rides ; ses mouvements avaient une souplesse agile, et quand je pénétrai dans la chambre, elle m’accueillit avec le sourire, sans la moindre trace des sous-entendus acerbes, des diverses accusations latentes dont j’avais pris l’habitude avec elle.
« Salut, fit-elle.
— Mais dis-moi, tu as l’air en pleine forme », m’exclamai-je.
Elle hocha la tête. « J’ai arrêté de fumer. » Elle retira un paquet enveloppé d’une valise posée devant elle sur le lit. « Je t’ai rapporté des cadeaux. Il y en a d’autres qui vont arriver par la poste ; je n’ai pris que ce qui pouvait tenir. Tu veux les ouvrir maintenant ?
— Je n’en reviens pas de te voir aussi bien, dis-je.
— Tu penses que j’ai perdu du poids ? » Elle alla se placer devant une glace.
« Quelque chose comme ça.
— J’ai aussi une grande malle qui voyage par bateau. Oh ! mais tu l’as vue. Tu m’as aidée à faire mes bagages au départ. J’ai plein de choses à te raconter.
— Au téléphone, tu as fait des allusions…
— Oui », confirma Kirsten. Elle s’assit sur le lit, saisit son sac, l’ouvrit et en sortit un paquet de Player’s ; en me souriant, elle alluma une cigarette.
« Je croyais que tu avais cessé », dis-je.
Elle reposa machinalement la cigarette. « Je continue une fois de temps en temps, par habitude. » Elle souriait toujours, d’un sourire mystérieux qui semblait contenir une sorte de jubilation voilée.
« Eh bien, de quoi s’agit-il ? m’enquis-je.
— Regarde là-bas sur la table. »
Je regardai. Il y avait sur la table un gros cahier.
« Ouvre-le, dit Kirsten.
— D’accord. » Je pris le cahier et l’ouvris. Certaines pages étaient blanches mais la plupart étaient couvertes de griffonnages : c’était l’écriture de Kirsten.
Kirsten reprit alors la parole pour annoncer : « Jeff nous est revenu. Il est revenu de l’autre monde. »
Si à ce moment-là j’avais dit : Ma pauvre fille, tu perds complètement la boule – ça n’aurait rien changé, et je ne me reproche pas de m’en être abstenue. Je répondis simplement : « Ah ? » avec un signe de tête. « Eh bien, en voilà une nouvelle. » J’essayais de déchiffrer son écriture sans y parvenir. « Qu’est-ce que tu veux dire au juste ? demandai-je.
— Il y a des phénomènes qui ont lieu, expliqua Kirsten. C’est le nom que Tim et moi leur donnons. Il enfonce des épingles sous mes ongles pendant la nuit et il arrête toutes les pendules à 6 h 30, l’heure exacte de sa mort.
— Diable, fis-je.
— Nous en avons tenu un compte rendu, poursuivit Kirsten. Nous ne voulions pas t’en parler par lettre ou au téléphone ; nous voulions te le dire face à face. C’est pour ça que j’ai attendu jusqu’à maintenant. » Elle leva les bras avec excitation. « Angel, il est revenu parmi nous !