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— Ça alors, merde, dis-je mécaniquement.

— Il s’est passé des centaines d’incidents, des centaines de phénomènes. Allons prendre un verre au bar. Tout a commencé juste après notre retour en Angleterre. Tim est allé voir un médium. Le médium a dit que c’était vrai. Nous savions que c’était vrai ; personne n’avait besoin de nous le dire, mais nous voulions en avoir réellement la certitude parce que nous pensions qu’il y avait une possibilité – juste une possibilité – que ce soit seulement un poltergeist. Mais ce n’en est pas un ! C’est Jeff !

— Bon sang de bon sang, dis-je.

— Tu crois que je plaisante ?

— Non, répondis-je avec sincérité.

— Parce que nous y avons assisté tous les deux, tu sais. Et aussi les Winchell, nos amis à Londres. Et maintenant que nous sommes revenus aux États-Unis, nous voulons que toi aussi tu y assistes et que tu le consignes par écrit, pour le nouveau livre de Tim. Il est en train d’écrire un livre là-dessus, parce que ces expériences ont une signification qui n’est pas réservée qu’à nous, elles ont une portée universelle, puisqu’elles prouvent que l’homme continue d’exister dans l’autre monde après sa mort sur cette terre.

— Oui, dis-je. Si nous descendions au bar ?

— Le livre de Tim s’intitulera Messages de l’autre monde. Il a déjà reçu une avance de dix mille dollars pour l’écrire ; son éditeur pense que ce sera la meilleure vente qu’aura jamais eue un de ses livres.

— Tu me vois confondue, dis-je.

— Je sais que tu ne me crois pas. » Elle avait parlé avec une raideur teintée de colère.

« Pourquoi me viendrait-il à l’idée de ne pas te croire ? questionnai-je.

— Parce que les gens n’ont pas la foi.

— Peut-être après que j’aurai lu le cahier.

— Il – Jeff – a mis le feu à mes cheveux seize fois.

— Eh bien, dis donc.

— Et il a brisé toutes les glaces dans notre appartement. Pas une seule fois mais plusieurs fois. Nous les trouvions cassées en nous levant mais nous n’avions rien entendu ; aucun de nous deux n’avait rien entendu. Le Dr Mason – c’est le médium que nous sommes allés voir – a dit que Jeff voulait nous faire comprendre qu’il nous pardonne. Et il te pardonne à toi aussi.

— Ah bon ?

— Ne sois pas sarcastique avec moi, lança Kirsten.

— Je vais vraiment essayer de ne pas être sarcastique, dis-je. C’est comme tu peux le voir une grande surprise pour moi. Je reste sans voix. Je vais sûrement m’en remettre, plus tard. » Je me dirigeai vers la porte.

Edgar Barefoot, dans l’une de ses conférences diffusées par K.P.F.A., avait discuté d’une forme de logique inductive développée en Inde par l’école hindouiste. Elle est très ancienne et a été beaucoup étudiée, pas seulement en Inde mais aussi en Occident. C’est le second moyen de la connaissance par lequel l’homme obtient la cognition exacte et le nom qu’on lui donne est anumana, ce qui en sanscrit signifie « mesure d’une autre chose ». Cela comporte cinq stades et je n’entrerai pas dans les détails car ils sont complexes, mais l’important est que, si ces cinq stades sont convenablement exécutés – et le système comporte des mesures de précaution permettant de déterminer si on les a menés à bien – on est assuré, en partant d’une prémisse, d’aboutir à une conclusion juste.

Ce qui donne un éclat particulier à l’anumana, c’est la troisième étape, l’illustration (udaharana) ; elle nécessite ce qu’on nomme une concomitance invariable (vyapti, soit littéralement « pénétration »). Le raisonnement inductif par anumana ne réussira que si vous avez la certitude absolue de posséder le vyapti : non pas une simple concomitance mais une concomitance invariable. Par exemple, tard le soir vous entendez dehors des pétarades ; vous vous dites : « Ce doit être une voiture qui a des ratés, car quand une voiture a des ratés, c’est le genre de bruit qu’elle fait à l’échappement. » Or, c’est là précisément que le raisonnement inductif – celui qui remonte de l’effet à la cause – s’effondre. C’est pourquoi beaucoup de logiciens en Occident jugent suspect le raisonnement inductif et ne veulent se fonder que sur le raisonnement déductif. Mais l’anumana tend à obtenir ce qu’on appelle un terrain suffisant ; l’illustration exige une observation réelle – et non supposée – opérée à tous moments, de sorte qu’aucune concomitance ne peut être admise si elle n’est pas démontrée. En Occident nous ne possédons pas de syllogisme équivalant exactement à l’anumana, et c’est regrettable, car si nous disposions d’une formule aussi rigoureuse pour vérifier notre raisonnement inductif, l’évêque Timothy Archer l’aurait connue, et s’il l’avait connue il aurait su qu’il ne suffisait pas que sa maîtresse s’éveillât les cheveux roussis pour avoir la preuve que l’esprit de son fils mort était revenu de l’autre monde, par-delà la tombe. L’évêque Archer pouvait vous jeter à la figure des termes comme hystêrôn-protêrôn parce que ce faux raisonnement appartient à la pensée de la Grèce antique – ce qui revient à dire la pensée occidentale. Mais l’anumana nous vient de l’Inde. Les logiciens hindous distinguaient un terrain fallacieux typique qui brisait l’anumana ; ils l’appelaient hetvabhasa (« simplement l’apparence d’un terrain »), et cela ne concerne qu’une seule étape parmi les cinq de l’anumana. Ils avaient trouvé des tas de possibilités susceptibles de disloquer cette structure à cinq étages, et un homme possédant l’intelligence et l’éducation de l’évêque Archer aurait été capable de se ranger à n’importe laquelle d’entre elles. Qu’il ait pu croire qu’une simple succession d’événements bizarres et inexpliqués suffisait à prouver, non seulement que Jeff était toujours en vie (quelque part), mais qu’en outre il communiquait avec le monde des vivants (en quelque sorte), cela démontre, comme le cas de Wallenstein avec son engouement pour l’astrologie durant la guerre de Trente Ans, que la faculté de cognition exacte est variable et dépend, en dernier ressort, de ce qu’on a envie de croire. Un logicien hindou vivant il y a des siècles aurait pu discerner d’emblée la fausseté fondamentale du raisonnement concluant à l’immortalité de Jeff. C’est ainsi que la volonté de croire triomphe de l’esprit rationnel, chaque fois que l’un et l’autre entrent en conflit. C’est tout ce que je peux supposer, en me fondant sur ce à quoi j’étais en train d’assister.

Sans doute sommes-nous tous capables de nous comporter de la sorte, mais là c’était trop énorme pour ne pas en tenir compte. Le fils fou de Kirsten, palpablement psychotique, pouvait démontrer pourquoi c’était une question inintelligible de demander à un ordinateur le plus grand nombre au-dessous de deux, mais l’évêque Timothy Archer, un ancien avocat, un érudit, un adulte sain d’esprit, voyait une épingle sur les draps près de sa maîtresse et en concluait aussitôt que son défunt fils communiquait avec lui depuis l’autre monde ; et en outre, Tim allait écrire tout cela dans un livre, un livre qui serait publié et lu ; non seulement il croyait à des absurdités mais il le faisait publiquement.

« Attendez que tout le monde soit au courant », déclaraient l’évêque Archer et sa maîtresse. Peut-être le fait d’avoir gagné son procès en hérésie l’avait-il convaincu qu’il ne pouvait se tromper ; ou, s’il se trompait, que personne ne pouvait l’abattre. Il faisait erreur dans les deux cas : il pouvait se tromper et on pouvait l’abattre. Il pouvait s’abattre lui-même, de toute façon.