Tout cela m’était très clairement apparu ce jour-là, alors que j’étais assise en compagnie de Kirsten à l’un des bars de l’hôtel St. Francis. Et je ne pouvais rien faire. Leur idée fixe, n’étant pas un problème mais une solution, ne pouvait être extirpée d’eux par un appel à la raison, même si en fin de compte elle se soldait par un problème supplémentaire. Ils avaient tenté de résoudre un problème en en suscitant un autre. Ce n’est pas la bonne façon de s’y prendre : on ne vient pas à bout d’un problème à l’aide d’un autre problème plus important. C’est par cette méthode qu’Hitler, dont la similitude avec Wallenstein était si étrange, avait cherché à gagner la Seconde Guerre mondiale. Tim pouvait m’admonester tant qu’il voulait pour avoir raisonné selon le sophisme hystêrôn-protêrôn – et tomber ensuite victime du fatras de croyances occultes absurdes issues des livres populaires. Tant qu’il y était, il aurait aussi bien pu croire que Jeff avait été ramené d’un autre système stellaire par des astronautes extraterrestres.
Cela me faisait mal d’y penser. Mal dans les jambes ; mal partout. L’évêque Archer, lui qui m’entretenait de l’hystêrôn-protêrôn dans la rue – lui, un évêque éminent, et moi une simple jeune femme avec un petit diplôme universitaire… Et pour avoir entendu un soir Edgar Barefoot parler de l’anumana, j’en savais plus que lui ; mais ça ne servait à rien car il n’allait pas m’écouter, pas plus qu’il n’écouterait quiconque sauf sa maîtresse : tous deux étaient trop enfoncés dans la culpabilité, trop plongés dans les intrigues et les mensonges résultant de leurs rapports secrets, pour être encore en état de raisonner lucidement. Un chauffeur de taxi choisi au hasard aurait pu leur dire qu’ils détruisaient délibérément leur vie – non par le simple fait de croire à une chose pareille, bien que ce fût en soi suffisamment destructeur, mais par leur intention de la publier. Très bien. Allez-y. Bousillez votre existence. Faites des cartes des étoiles, dressez des horoscopes pendant que la guerre la plus destructrice des temps modernes fait rage. Cela vous vaudra une place dans les livres d’histoire : celle d’un benêt. Vous allez vous asseoir sur le tabouret dans le coin ; vous allez porter le bonnet d’âne ; vous allez anéantir toutes les activités que vous avez entreprises de concert avec les plus grands esprits du siècle. C’est pour ça que Martin Luther King est mort. C’est pour ça que vous avez participé à la marche de Selma : pour croire – et annoncer publiquement que vous croyez – que le fantôme de votre fils mort vient planter des épingles sous les ongles de votre maîtresse pendant qu’elle dort. Ne vous gênez pas pour publier tout ça. Faites comme chez vous.
L’erreur logique, bien sûr, c’est que Kirsten et Tim raisonnaient en remontant de l’effet à la cause ; ils ne voyaient pas la cause – ils voyaient seulement ce qu’ils appelaient des « phénomènes », et de ces phénomènes ils concluaient que Jeff était la cause invisible opérant depuis « l’autre monde ». La structure de l’anumana démontre que ce type de raisonnement inductif ne constitue pas un raisonnement à proprement parler ; avec l’anumana on part d’une prémisse et on progresse en cinq étapes jusqu’à une conclusion, et chaque étape est en étroite relation avec celle qui la précède et celle qui la suit ; en revanche, il n’y a aucune logique en jeu quand, à partir de glaces brisées, de cheveux roussis et de pendules arrêtées, on prétend avoir la preuve d’une autre réalité où les morts ne sont pas morts ; tout ce que cela prouve en fait, c’est que vous êtes crédule et que vous fonctionnez à un niveau d’âge mental de six ans : vous ne testez pas la réalité, vous êtes perdu dans un fantasme d’exaucement des souhaits, dans une forme d’autisme. Mais c’est un autisme d’un type inquiétant puisqu’il tourne entièrement autour d’une unique idée : il n’envahit pas la totalité de votre champ de conscience, il ne mobilise pas l’ensemble de votre attention. En dehors de cette prémisse fausse, de cette induction erronée, vous restez lucide et sain d’esprit. C’est une folie localisée, qui vous permet de parler et d’agir normalement le reste du temps. Donc personne ne vous enferme, puisque vous pouvez continuer à gagner votre vie, à prendre des bains, à conduire une voiture, à sortir vos ordures. Vous n’êtes pas fou de la façon dont Bill Lundborg est fou, et en un certain sens (tout dépend de la définition qu’on donne au mot « fou ») vous n’êtes même pas fou du tout.
L’évêque Archer continuait de pouvoir exercer son ministère. Kirsten continuait de pouvoir s’acheter des vêtements dans les meilleures boutiques de San Francisco. Aucun d’eux n’aurait brisé à poings nus les vitres d’une sous-station du Service postal. On ne peut pas arrêter quelqu’un sous prétexte qu’il croit que son fils communique de l’autre monde avec ce monde-ci, ou tout simplement qu’il croit à l’existence d’un autre monde. C’est ici que l’idée fixe se fond généralement dans la religion ; elle devient partie intégrante de cette propension à croire à un autre monde qui caractérise les religions révélées de la Terre entière. Quelle différence y a-t-il entre croire à un Dieu qu’on ne voit pas et à un fils mort qu’on ne voit pas ? Qu’est-ce qui distingue une invisibilité d’une autre invisibilité ? Il y a une différence toutefois, mais elle est délicate. Elle a trait à ce qui relève de l’opinion générale, un terrain glissant ; beaucoup de gens croient en Dieu mais très peu de gens croient que Jeff Archer enfonce des épingles sous les ongles de Kirsten Lundborg pendant son sommeil – voilà la différence, et quand elle est exposée ainsi sa subjectivité saute aux yeux. Après tout, Kirsten et Tim ont pour eux les épingles, les cheveux brûlés et les glaces cassées, sans parler des pendules arrêtées. Mais tous deux malgré cela commettent une erreur de logique. J’ignore si les personnes qui croient en Dieu sont dans l’erreur, car leur système de croyance ne peut être testé d’une manière ou d’une autre. Il repose simplement sur la foi.
Et maintenant on me demandait officiellement de tenir le rôle du témoin qui assisterait à de futurs autres « phénomènes », et s’ils se produisaient je pourrais, en même temps que Tim et Kirsten, me porter garante de ce que j’aurais vu et ajouter mon nom au livre à paraître de Tim – un livre qui, d’après les prévisions de son éditeur, se vendrait sûrement mieux que tous ses précédents ouvrages fondés sur des thèmes moins sensationnels. Mais je ne pouvais me désintéresser de l’affaire. Jeff avait été mon mari. Je l’aimais. J’avais envie de croire. Et, je sentais le moteur psychologique qui poussait Kirsten et Tim à croire ; je ne voulais pas descendre en flammes leur foi – ou leur crédulité – parce que je prévoyais quel effet le cynisme aurait sur eux : il les laisserait sans rien – il les laisserait, une fois de plus, face à une culpabilité que nul d’entre eux ne pouvait assumer. Je me trouvais donc dans une position où j’étais obligée de céder. Je devais prétendre partager leur croyance, leur intérêt, leur excitation. La neutralité ne suffirait pas : c’est l’enthousiasme qui était exigé de moi. Le mal avait été fait en Angleterre, avant que je sois mêlée à la situation. La décision était déjà prise. Si je leur disais que toutes ces histoires n’étaient que des foutaises, ils n’en persisteraient pas moins dans leur aberration, mais l’amertume au cœur. Alors tant pis, il faut renoncer au cynisme, avais-je pensé ce jour-là au bar du St. Francis avec Kirsten. Il n’y a rien à gagner et beaucoup à perdre, et puis de toute façon qu’est-ce que ça changerait ? Le livre de Tim va être écrit et publié – avec ou sans moi.