C’est là un mauvais raisonnement. Ce n’est pas parce qu’une chose semble inévitable qu’on doit l’accepter. Mais c’est le raisonnement que je me tenais. Et j’envisageais aussi autre chose : si je révélais à Kirsten et à Tim mon sentiment réel, je pouvais m’attendre à ne plus jamais les revoir ; ils rompraient tout lien avec moi et me laisseraient tomber, et il ne me resterait plus comme perspective dans l’existence que mon travail au magasin de disques – mon amitié avec l’évêque Archer serait révolue. Or, elle comptait trop pour moi ; je ne pouvais accepter de m’en passer.
Voilà ce qui fut ma mauvaise motivation, la satisfaction de mon désir. Je voulais continuer de les voir. Alors, je décidai d’entrer dans leur jeu tout en sachant fort bien que je jouais la comédie. Oui, ce jour-là au St. Francis, je décidai de me taire et de garder pour moi mes opinions, et je donnai mon accord pour consigner par écrit les phénomènes attendus, m’introduisant ainsi dans cette affaire que je savais ridicule. L’évêque Archer était en train de ruiner sa carrière et pas une fois je n’essayai de l’en dissuader. Mais après tout, j’avais bien essayé sans le moindre succès de le dissuader de voir Kirsten. Cette fois-ci, il ne se serait pas contenté de me mettre à court d’arguments, il m’aurait laissée tomber. Pour moi, c’était un prix trop cher à payer.
Je ne partageais pas leur idée fixe. Mais j’ai agi comme ils agissaient et parlé comme ils parlaient. Je suis citée dans le livre de l’évêque Archer ; il me remercie pour « l’assistance inappréciable » que je lui ai apportée « en notant et en enregistrant au jour le jour les manifestations de Jeff », manifestations qui n’existaient pas. C’est là, je crois, le principal moteur qui fait tourner le monde : la faiblesse.
Si on veut détruire un roi, il faut être sûr de le tuer. Quand on projette de dire à un homme mondialement célèbre qu’il se comporte en imbécile, on doit se résigner à perdre ce qu’on ne peut se permettre de perdre. Donc je demeurai bouche cousue, je bus mon verre, je payai ma consommation et celle de Kirsten, j’acceptai les cadeaux qu’elle m’avait rapportés de Londres, et je promis de jouer le rôle de témoin des phénomènes ultérieurs et de tous nouveaux développements éventuels.
Et si c’était à refaire, je ne changerais pas de ligne de conduite, parce que Kirsten et Tim étaient des êtres que j’aimais beaucoup tous les deux. Mon amour pour eux dépassait de loin le souci que j’avais de ma probité. Sous l’ombre envahissante de l’amitié, l’importance de la probité – et par conséquent la probité elle-même – diminuait au point de disparaître entièrement. J’ai dit adieu à mon intégrité et maintenu en vie mes amis. Quelqu’un d’autre aura à juger si j’ai fait ce qu’il fallait. Moi, je ne vois qu’une chose : deux amis de retour après de longs mois à l’étranger, des amis qui m’avaient manqué, surtout maintenant que Jeff était mort… des amis sans qui je ne pouvais subsister, et, plus profondément enfoui en moi, un autre facteur subtil qui m’influençait, même si ce jour-là je ne le reconnaissais pas : j’avais de la fierté à être l’intime d’un homme qui avait fait la marche de Selma avec Martin Luther King, un homme célèbre qui se faisait interviewer par David Frost, et dont les opinions avaient contribué à façonner le monde intellectuel moderne. Voilà, nous y sommes, on est au cœur de la chose. Je me définissais à mes propres yeux – je définissais mon identité – en tant que belle-fille et amie de l’évêque Archer.
Oui, c’est une mauvaise motivation, et j’en étais la prisonnière. « Je connais l’évêque Timothy Archer », me murmurait mon esprit dans l’obscurité de la nuit. Je me murmurais ces mots qui soutenaient mon amour-propre ; moi aussi j’éprouvais de la culpabilité à cause du suicide de Jeff, et en participant aux activités de l’évêque Archer je sentais moins le doute me peser.
Mais il y a une erreur logique – et aussi éthique – dans mon raisonnement, et je ne l’avais pas décelée sur-le-champ ; à travers sa crédulité et sa sottise superstitieuse, l’évêque de Californie se proposait de profiter de son influence, de son pouvoir de contrôler l’opinion publique, ce pouvoir qui justement m’attirait vers lui. Si j’avais eu la faculté de me projeter dans le temps ce jour-là au St. Francis, j’aurais prévu l’avenir – et fait un choix différent. Il ne resterait pas longtemps un grand homme ; il se tendait à lui-même le piège qui allait le faire tomber de son piédestal et le réduire à l’état de loufoque. Donc, une bonne partie de ce qui m’attirait vers lui allait bientôt disparaître. Et, à cet égard, j’étais autant que lui victime d’illusions. C’est une vision des choses qui ne me vint pas à l’esprit ce jour-là. J’avais de lui son image présente, pas celle qui serait la sienne quelques années plus tard. Moi aussi je fonctionnais à un niveau d’âge mental de six ans. Je n’ai rien vraiment fait de mal, mais je n’ai rien vraiment fait de bien non plus, et en fait je me suis abaissée inutilement ; rien de favorable n’est sorti de mon choix, et avec le recul je regrette amèrement de ne pas avoir eu à l’époque la clairvoyance dont je dispose aujourd’hui. L’évêque Archer nous a entraînés avec lui parce que nous l’aimions et avions foi en lui, même quand nous savions qu’il avait tort, et c’est terrible de s’en rendre compte, il y a de quoi en éprouver une terreur à la fois morale et spirituelle. C’est l’effet qui en résulte, maintenant ; mais je ne le ressentis pas ainsi sur le moment ; la terreur m’est venue plus tard, de façon rétrospective.
Pour vous c’est peut-être là des bavardages fastidieux, mais pour moi c’est autre chose : c’est le désespoir de mon cœur.
8
Les autorités ne gardèrent pas longtemps Bill Lundborg en prison. L’évêque Archer fit état de sa maladie mentale chronique pour obtenir sa mise en liberté, et vint le jour où le jeune homme se présenta à leur appartement, avec son pantalon trop ample et un pull de laine que Kirsten lui avait tricoté, son visage joufflu arborant son habituelle expression affable.
Je fus heureuse de le revoir. J’avais souvent pensé à lui, me demandant comment il allait. Il ne semblait pas avoir souffert de sa détention. Pour lui, peut-être, la prison ne se distinguait pas de l’hôpital. Quant à moi, je ne voyais pas trop la différence.
« Salut, Angel », me dit-il quand j’entrai dans l’appartement ; j’avais dû aller changer de place ma nouvelle Honda pour éviter de récolter une contravention. « Qu’est-ce que vous avez comme voiture ?
— Une Honda Civic, dis-je.
— C’est un modèle qui a un bon moteur, exposa Bill. Il ne tourne pas trop vite : ce n’est pas comme dans la plupart de ces petites voitures. Et la suspension est bonne. Vous avez celle à quatre vitesses ou à cinq ?
— Quatre », répondis-je en enlevant mon manteau et en l’accrochant dans la penderie du vestibule.
« Pour une voiture qui a des roues aussi petites, elle roule vraiment bien, continua Bill. Mais en cas de collision – si vous êtes touchée par une voiture américaine – vous seriez catapultée. Vous feriez probablement plusieurs tonneaux. »
Il me parla alors des statistiques d’accidents mortels sur la route. Il me dressa un sombre tableau en ce qui concernait les petites voitures étrangères, d’où il ressortait que mes chances de m’en tirer étaient pratiquement nulles. Puis il se lança dans une description enthousiaste de la nouvelle Oldsmobile à traction avant, qu’il décrivait comme un progrès décisif en matière de tenue de route. Il était à l’évidence persuadé que j’aurais dû avoir une voiture plus grosse ; il s’inquiétait de ma sécurité. Je trouvai cela touchant, et en plus il ne parlait pas en l’air. J’avais deux amis qui s’étaient tués dans une Coccinelle Volkswagen qui s’était déportée. Bill expliqua qu’il y avait un vice de conception qui avait été modifié à partir de 1965, quand la firme avait adopté des essieux fixes.