Jeff et moi vivions dans une vieille petite maison rustique. L’électricité sautait quand on branchait un grille-pain. Quand il pleuvait, l’eau coulait goutte à goutte de l’ampoule pendue au plafond de la cuisine. Jeff de temps à autre goudronnait le toit pour colmater les fuites, mais ça ne servait pas à grand-chose. C’était dans la partie plate de Berkeley sur San Pablo Avenue, près de Dwight Way. Il y avait des bons côtés : par exemple on pouvait aller à pied au Bad Luck Restaurant pour voir Fred Hill, l’agent du K.G.B. (selon les dires de certains) qui était le patron de l’endroit, préparait les salades et décidait quels tableaux seraient accrochés pour être exposés gratuitement. Quand Fred est arrivé dans le coin il y a des années, tous les membres du Parti habitant la région sont restés pétrifiés de peur : c’était le signe qu’un tueur à la solde des Soviets était lâché dans les parages. Ça permettait de savoir qui était au Parti et qui ne l’était pas. La peur régnait parmi ceux qui étaient mouillés alors que tous les autres s’en fichaient. C’était comme le Juge eschatologique séparant du reste du troupeau la brebis fidèle, sauf que dans ce cas la brebis tremblait.
Des rêves de pauvreté suscitaient l’allégresse à Berkeley, couplés avec l’espoir que la situation politique et économique empirerait, précipitant le pays vers la catastrophe : c’était la théorie des activistes. Une infortune si grande qu’elle frapperait tout un chacun, faisant sombrer dans l’abîme les responsables aussi bien que les non-responsables. Nous étions alors et sommes encore maintenant complètement cinglés. C’est une marque de culture d’être fou. Par exemple, ce serait un signe de folie d’appeler sa fille Goneril. Comme on nous l’a appris en littérature anglaise à l’université, le spectacle de la folie faisait rire le public du Globe Theater. Maintenant elle n’est plus drôle. On aurait pu penser qu’avoir été pauvre si longtemps m’aurait rendue plus avisée, aurait aiguisé ma lucidité. Mon instinct de conservation.
Je suis la dernière personne en vie à avoir connu Timothy Archer l’évêque du diocèse de Californie, sa maîtresse et son fils qui fut mon mari. Il serait bon que personne ne suivît le chemin qu’ils ont collectivement suivi, volontaires pour la mort, chacun d’eux jouant, tel Parsifal, le rôle d’un parfait imbécile.
2
« Chère Jane Marion,
« En deux jours deux amis – l’un directeur littéraire, l’autre écrivain – m’ont conseillé de lire The Green Cover si je voulais savoir ce qui se passait en littérature contemporaine. Après avoir rapporté votre livre à la maison (on m’avait dit que l’article qui lui donne son titre était le meilleur du recueil et conseillé de commencer par lui), j’ai découvert que vous y aviez inclus un article sur Tim Archer. Alors c’est celui-là que j’ai lu en premier. Brusquement il était de nouveau vivant, lui mon ami. Cela ne m’a pas causé de la joie mais une peine atroce. Je ne peux pas écrire à son sujet car je ne suis pas écrivain, même si je suis diplômée en littérature anglaise ; pourtant un jour à titre d’exercice j’ai rédigé un dialogue fictif entre lui et moi, pour voir si par hasard je pouvais recréer la cadence de son intarissable flux verbal. Je me suis aperçue que j’en étais capable, mais, comme Tim lui-même, les mots que j’alignais étaient morts.
« On me demande parfois comment il était, mais ne pratiquant pas la religion chrétienne je ne fréquente pas tant que ça les gens d’Église, même si ça m’est arrivé autrefois. J’étais la femme de son fils Jeff, aussi je connaissais Tim plutôt sur un plan personnel. Nous parlions souvent de théologie. À l’époque du suicide de Jeff, j’ai rencontré Tim et Kirsten à l’aéroport de San Francisco ; ils revenaient d’Angleterre où ils avaient eu des entrevues avec les traducteurs officiels des documents zadokites. C’est à ce moment-là de son existence que Tim a commencé à croire que le Christ était un imposteur et que c’était la secte zadokite qui détenait la vraie religion. Il m’a demandé comment il allait faire pour transmettre cette nouvelle à ses ouailles. C’était avant Santa Barbara. Il logeait Kirsten dans un appartement tout simple en ville. Très peu de gens s’y rendaient. Jeff et moi, bien sûr, y étions admis. Je me rappelle le jour où Jeff m’a présentée à son père ; Tim s’est avancé vers moi et m’a dit : “Je m’appelle Tim Archer.” Il n’a pas mentionné le fait qu’il était évêque. Mais il portait son anneau.
« C’est moi qui ai reçu le coup de fil annonçant le suicide de Kirsten. Nous étions encore sous le coup de celui de Jeff. Et j’ai dû rester là au téléphone, à écouter Tim me dire que Kirsten “venait de s’en aller” ; je pouvais voir mon jeune frère, qui avait vraiment de l’affection pour Kirsten, en train d’assembler un avion modèle réduit en balsa – il avait deviné que Tim appelait mais bien sûr il ignorait que maintenant Kirsten, comme Jeff, était morte.
« Tim différait sous certains rapports de tous les gens que j’aie jamais connus : il était capable de croire à n’importe quoi et d’agir immédiatement sur la base de cette nouvelle croyance ; cela jusqu’à ce qu’il en embrasse une autre qui à son tour déterminerait sa conduite. Il était convaincu, par exemple, qu’un médium aurait résolu les problèmes mentaux du fils de Kirsten, qui étaient graves. Un jour où je regardais une interview de lui à la télévision, j’ai compris qu’il parlait de moi et de Jeff… mais il n’y avait pas de rapport exact entre ses propos et la réalité de la situation. Jeff regardait aussi ; il ne se rendait pas compte que son père parlait de lui. Comme les réalistes médiévaux, Tim croyait que les mots étaient des choses vraies. Si on pouvait exprimer une chose sous forme de mots, elle était vraie de facto. C’est ce qui lui a coûté la vie. Je n’étais pas en Israël quand il est mort, mais je l’imagine très bien dans le désert en train d’étudier la carte comme s’il s’agissait d’un plan du centre de San Francisco. La carte indique que si on parcourt x kilomètres on arrive au lieu y, et là-dessus il se met en route et franchit cette distance de x kilomètres en sachant qu’au bout il trouvera y, puisque c’est marqué sur la carte. L’homme qui a mis en doute tous les articles de la doctrine chrétienne était quelqu’un qui croyait tout ce qu’il voyait écrit.
« Mais l’incident qui, pour moi, a été le plus révélateur à son sujet s’est produit un jour à Berkeley. Jeff et moi devions retrouver Tim quelque part à une heure donnée. Tim arriva en voiture en retard. Derrière lui courait un pompiste fou de rage. Tim venait de faire le plein à sa station et avait écrasé une pompe en faisant une marche arrière, après quoi il avait démarré aussitôt, se sachant en retard à son rendez-vous avec nous.
« “Vous avez démoli ma pompe !” criait le pompiste, complètement à bout de souffle et hors de lui. “Je vais appeler la police. Vous vous êtes sauvé après avoir fait ça. J’ai dû vous courir après.”
« Je voulais voir ce que Tim allait répondre à cet homme, un individu modeste, tout au bas de cette échelle sociale dont Tim, lui, occupait le sommet. Je voulais voir s’il allait l’informer qu’il était l’évêque du diocèse de Californie, connu dans le monde entier, qu’il avait été l’ami de Martin Luther King et de Robert Kennedy, qu’il était un grand homme célèbre qui, pour l’instant, ne portait pas ses vêtements ecclésiastiques. Tim n’en fit rien. Il s’excusa avec humilité. Il devint évident aux yeux du pompiste, au bout d’un instant, qu’il avait affaire à quelqu’un pour qui de grosses pompes métalliques aux couleurs vives n’existaient pas ; il avait affaire à un homme qui, littéralement, vivait dans un autre monde. Cet autre monde était ce que Tim et Kirsten nommaient “l’autre côté”, et pas à pas cet autre côté les a attirés tous à lui : d’abord Jeff, ensuite Kirsten et, inéluctablement, Tim lui-même.