Выбрать главу

Kirsten écoutait avec apathie ; l’évêque Archer parvenait au moins à simuler l’attention. Mais il me paraissait impossible qu’il puisse s’intéresser au discours de Bill ou même le comprendre ; pour lui la technique de fabrication des voitures devait représenter la même chose que pour nous les questions métaphysiques : un objet de spéculation superficiel.

Quand Bill eut disparu dans la cuisine pour aller chercher une bière, les lèvres de Kirsten formèrent un mot qui m’était muettement adressé.

« Quoi ? fis-je en mettant ma main en cornet.

— Obsession », prononça-t-elle en hochant la tête solennellement, avec une grimace de dégoût.

Revenant avec sa bière, Bill reprit : « Votre vie dépend de la suspension de votre voiture. Une suspension à barres de torsion transversales vous permet…

— Si j’entends encore parler de voitures, interrompit Kirsten, je vais craquer.

— Désolé, dit Bill.

— Bill, intervint l’évêque Archer, si je devais acheter une nouvelle voiture, laquelle devrais-je prendre ?

— Ça dépend de la somme que vous voulez y mettre.

— J’ai l’argent qu’il faut, dit l’évêque.

— Une B.M.W., indiqua Bill. Ou une Mercedes-Benz. L’avantage avec une Mercedes, c’est que personne ne peut vous la voler. » Il décrivit alors le système de verrouillage incroyablement complexe des Mercedes. « Même leurs conducteurs ont parfois du mal à y entrer, précisa-t-il. Quelqu’un peut voler six Cadillac et trois Porsche dans le temps qu’il faut pour pénétrer dans une Mercedes. Alors, les voleurs préfèrent ne pas s’en occuper ; comme ça, on peut laisser sa stéréo dans la voiture. Sinon, avec une autre voiture, il faut l’emporter avec soi. » Et il se mit à nous raconter que c’était Cari Benz qui avait inventé et fabriqué la première automobile propulsée par un moteur à explosion. En 1926 Benz avait fusionné sa firme avec Daimler-Motoren-Gesellschaft pour former Daimler-Benz qui avait sorti les premières Mercedes. Le nom de « Mercedes » était celui d’une petite fille que Cari Benz avait connue, mais Bill avait oublié si Mercedes avait été la fille de Benz ou sa petite-fille ou quelqu’un d’autre.

« Ainsi donc, remarqua Tim, Mercedes n’était pas le nom d’un constructeur de voitures ou d’un inventeur mais celui d’une enfant. Et maintenant le nom de cette enfant est associé à l’une des meilleures automobiles du monde.

— C’est exact », dit Bill. Et il nous raconta à propos des voitures une autre histoire que peu de gens connaissaient. Le Dr Porsche, qui avait conçu la Volkswagen et aussi, bien entendu, la Porsche, n’avait pas inventé le modèle avec moteur à l’arrière et refroidissement par air ; il était tombé dessus en Tchécoslovaquie dans une firme automobile quand les Allemands avaient envahi ce pays en 1938. Bill ne se souvenait pas du nom de la voiture, mais c’était une huit cylindres, très puissante et très rapide, qui faisait si facilement des tonneaux qu’on avait interdit finalement aux officiers allemands de s’en servir. Le Dr Porsche avait modifié le modèle huit cylindres à hautes performances sur l’ordre personnel d’Hitler. « Hitler voulait qu’on utilise un moteur à refroidissement par air, indiqua Bill, parce qu’il comptait construire des autoroutes en Union soviétique une fois que l’Allemagne l’aurait envahie, et là-bas avec le climat, le froid…

— Je pense que tu devrais t’acheter une Jaguar, interrompit Kirsten en s’adressant à Tim.

— Oh ! non, surtout pas ! se récria Bill. La Jaguar est l’une des voitures les plus instables du monde et elle n’attire que des ennuis ; elle est beaucoup trop compliquée et on est obligé de la conduire tout le temps au garage. Bien sûr, elle a un moteur fabuleux, ce qu’on a fait de mieux depuis les voitures de tourisme à seize cylindres des années 30.

— Seize cylindres ? dis-je avec stupeur.

— Elles étaient très silencieuses, reprit Bill. Il y avait un fossé énorme entre les tacots des années 30 et les grosses voitures de tourisme très chères. Aujourd’hui ce fossé n’existe plus : il y a un éventail complet entre, disons, votre Honda Civic – qui représente le moyen de transport de base – et le haut de gamme qu’est la Rolls. C’est là qu’on voit à quel point la société a changé. » Il entreprit alors de nous parler des voitures à vapeur et de nous exposer pourquoi ce modèle avait été un échec ; mais Kirsten se leva et le fustigea du regard.

« Je crois que je vais aller me coucher », annonça-t-elle.

Tim lui demanda : « À quelle heure dois-je prononcer mon discours au Lions’ Club demain ?

— Oh ! bon Dieu, je n’ai pas fini ce discours, déclara Kirsten.

— Je peux improviser, dit Tim.

— Il est sur bande. Je n’ai qu’à le transcrire.

— Tu peux le faire demain matin. »

Elle le dévisagea.

« Mais comme je l’ai dit, je peux improviser », répéta Tim.

Kirsten dit à Bill et moi : « Il peut improviser. » Elle continua de dévisager l’évêque, qui remuait en ayant l’air mal à l’aise. « Nom de Dieu, s’exclama-t-elle.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? questionna Tim.

— Rien. » Elle se dirigea vers la chambre à coucher. « Je vais finir de le transcrire. Ce ne serait pas une bonne idée si tu… Mais je ne sais pas à quoi ça sert de continuer à discuter. Promets-moi de ne pas te lancer dans une de tes tirades sur les zoroastriens. »

D’une voix faible mais ferme Tim répliqua : « Si je dois retracer les origines de la pensée patristique…

— Je ne crois pas que les gens du Lions’ Club aient envie d’entendre parler des Pères du désert et de la vie monastique au IIe siècle.

— Eh bien, ce sera exactement le sujet que j’aborderai », déclara Tim. Il s’adressa à Bill et moi : « Un moine fut envoyé dans une ville, porteur d’un médicament destiné à un saint homme qui était malade… peu importent les noms. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que le saint homme en question était l’un des plus aimés et des plus révérés du nord de l’Afrique. Quand le moine arriva en ville, après un long voyage à travers le désert, il…

— Bonne nuit », coupa Kirsten, et elle s’éclipsa dans la chambre.

« Bonne nuit », répondîmes-nous tous.

Après un temps de silence, Tim poursuivit d’une voix basse : « Quand il fut entré en ville, le moine ne savait pas où aller. S’avançant dans le noir – il faisait nuit –, il trébucha sur un mendiant qui gisait par terre, et qui était très malade. Le moine, après avoir réfléchi aux aspects spirituels du problème, donna ses soins au mendiant, lui administrant le médicament, et le résultat fut que le mendiant ne tarda pas à montrer des signes de guérison. Mais désormais le moine n’avait plus de remède à porter au saint homme. Il regagna donc le monastère d’où il était venu, en ayant très peur de ce que lui dirait le Père supérieur. Quand il eut raconté à celui-ci ce qu’il avait fait, le Père supérieur affirma : “Tu as agi comme il le fallait.” » Tim se tut. Aucun de nous n’ajouta de commentaire.

« Et alors ? » demanda enfin Bill.

Tim répondit : « Le christianisme ne fait pas de distinction entre les humbles et les grands, les pauvres et les moins pauvres. Le moine, en donnant le médicament au premier malade qu’il avait rencontré, au lieu de le préserver pour le grand saint homme, avait vu dans le cœur de son Sauveur. Il y avait un terme de mépris utilisé à l’époque de Jésus pour désigner les gens ordinaires… on les rejetait comme étant les Am ha-aretz, un mot hébreu signifiant simplement “les gens de la terre”, ce qui voulait dire qu’ils étaient sans importance. C’était à ces gens, les Am ha-aretz, que Jésus s’adressait, c’était à eux qu’il se mêlait, avec eux qu’il mangeait et dormait – bien qu’il lui fût arrivé occasionnellement de dormir aussi dans les maisons des riches, car même les riches ne sont pas exclus. » Tim semblait quelque peu abattu, je pouvais le remarquer.