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— Eh oui.

— Mais il est capable de travailler pour gagner sa vie.

— Quand il n’est pas à l’hôpital. Ou en train de rechuter.

— Pour l’instant il n’a pas l’air d’aller mal. Mais je note chez lui une… certaine inaptitude à théoriser.

— Il a des difficultés à formuler des idées abstraites, dis-je.

— Je me demande comment il va finir, déclara Tim. Les pronostics… ne sont pas très bons, d’après ce que dit Kirsten.

— Ils sont entièrement négatifs. Il ne guérira jamais. Mais heureusement il se tient à l’écart des drogues.

— Il n’a pas l’avantage d’avoir de l’instruction.

— Je ne suis pas sûre que l’instruction soit un avantage. Je n’ai trouvé qu’une place de vendeuse dans un magasin de disques. Et ce n’est pas sur mes connaissances universitaires que j’ai été embauchée.

— J’avais l’intention de vous demander quel enregistrement du Fidelio de Beethoven nous devrions acheter, dit Tim.

— Celui de Klemperer, indiquai-je. Sur Angel. Avec Christa Ludwig dans le rôle de Leonora.

— J’aime beaucoup son aria, remarqua Tim.

— Abscheulicher ! Wo Eilst Due Hin ? Elle réussit ça très bien. Mais personne ne peut égaler l’enregistrement réalisé par Frieda Leider il y a des années. C’est une pièce de collection… il a peut-être été repiqué sur 33 tours, mais si c’est le cas, je ne l’ai jamais vu. Je l’ai entendu sur K.P.F.A., une fois. Je n’ai jamais oublié. »

Tim affirma : « Beethoven était le plus grand génie, le plus grand artiste créateur que le monde ait jamais connu. Il a transformé la conception que l’homme se faisait de lui-même.

— Oui, acquiesçai-je. Les prisonniers dans Fidelio, quand ils ressortent à la lumière… c’est l’un des plus beaux passages de toute la musique.

— C’est situé au-delà de la beauté, dit Tim. Ce qui est en jeu, c’est une compréhension de la nature de la liberté en soi. Comment une musique purement abstraite, comme celle de ses derniers quatuors à cordes, peut-elle sans l’aide des mots transformer les êtres humains dans la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes, dans leur nature ontologique ? Schopenhauer croyait que l’art, en particulier la musique, a le pouvoir d’obliger la volonté irrationnelle, celle qui lutte, à se retourner contre elle-même et à cesser sa lutte. Il considérait cela comme une expérience religieuse, même si elle n’était que temporaire. En somme l’art, et spécialement la musique, a la faculté de changer l’être irrationnel qu’est l’homme en une sorte d’entité rationnelle qui n’est plus commandée par des impulsions biologiques, impulsions qui par définition ne peuvent être satisfaites. Je me rappelle quand j’ai entendu pour la première fois le mouvement final du treizième quatuor de Beethoven – pas la grosse fugue mais l’allégro qu’il a ajouté plus tard à la place. C’est une petite pièce si étrange, cet allegro… si vive et légère, si ensoleillée.

— J’ai lu que c’était la dernière chose qu’il avait écrite, fis-je. Ce petit allegro aurait été la première œuvre de la quatrième période de Beethoven, s’il avait continué de vivre. Ce n’est pas un morceau qui appartient vraiment à la troisième période.

— Où Beethoven a-t-il puisé ce concept, entièrement nouveau et original, de la liberté humaine que sa musique exprime ? demanda Tim. Était-il cultivé ?

— Il appartenait à la période de Goethe et de Schiller. L’Aufklärung, le siècle des lumières germanique.

— Encore Schiller. On en revient toujours à lui. Et de Schiller à la rébellion des Hollandais contre les Espagnols, la guerre des Pays-Bas. Qui apparaît dans la deuxième partie du Faust de Goethe, là où Faust trouve enfin quelque chose qui le satisfera et ordonne à l’instant de s’immobiliser. Pour voir les Hollandais conquérir par assèchement les basses terres de la mer du Nord. » Il fit une pause, puis reprit : « Le sommet de ce siècle des lumières germanique. Sommet d’où ils sont si tragiquement tombés. De Goethe, Schiller et Beethoven au IIIe Reich et à Hitler. Cela paraît impossible.

— Et pourtant Wallenstein l’avait préfiguré, dis-je.

— Oui, l’homme qui choisissait ses généraux en fonction des présages astrologiques. Comment un homme intelligent, éduqué, un grand homme en vérité, l’un des plus puissants de son époque… comment avait-il pu se mettre à croire à cela ? C’est pour moi un mystère. Une énigme qui peut-être ne sera jamais résolue. »

Je vis que Tim était à nouveau marqué par la fatigue, aussi je rassemblai mon manteau et mon sac, et je lui souhaitai bonne nuit avant de m’en aller.

Ma voiture avait reçu un P.V. Merde, me dis-je en retirant le papillon glissé sous l’essuie-glace et en le fourrant dans ma poche. Pendant que nous discutions de Beethoven et de Goethe, la contractuelle faisait son travail. Quel monde étrange, pensai-je. Ou plutôt quels mondes étranges, au pluriel. Leurs trajectoires ne se rencontrent pas.

9

Après bien des prières et des méditations, après une abondante application de ses brillantes facultés analytiques, l’évêque Timothy Archer parvint à la conclusion qu’il n’avait pas d’autre choix que de se retirer du diocèse épiscopal de Californie pour entrer – selon ses termes – dans le secteur privé. Il discuta longuement du sujet avec Kirsten et moi.

« Je n’ai plus foi dans la réalité du Christ, nous informa-t-il. Je ne peux en bonne conscience continuer de prêcher le kêrygma du Nouveau Testament. Chaque fois que je prends la parole devant les membres de ma congrégation, j’ai le sentiment de les duper.

— Vous disiez pourtant à Bill Lundborg, l’autre soir, que le retour de Jeff prouvait justement la réalité du Christ, objectai-je.

— Non, répondit Tim, elle ne la prouve pas. J’ai examiné à fond la situation et je m’aperçois que ce n’est pas une preuve.

— Alors c’est la preuve de quoi ? demanda Kirsten.

— De la vie après la mort, précisa Tim. Mais pas de la réalité du Christ. Jésus était un professeur dont les enseignements n’étaient même pas originaux. J’ai ici le nom d’un médium, un certain Dr Garret qui habite à Santa Barbara. Je vais faire un saut là-bas en avion pour le consulter, pour essayer de parler à Jeff. C’est le Dr Mason qui me l’a recommandé. » Il consulta une feuille de papier. « Oh ! fit-il, le Dr Garret est en réalité une femme. Rachel Garret. Hmmm… J’étais persuadé que c’était un homme. » Il nous proposa à toutes les deux de l’accompagner à Santa Barbara. Son intention était (expliqua-t-il) de poser des questions à Jeff à propos du Christ. Jeff pourrait lui dire, par l’intermédiaire du médium, Rachel Garret, si le Christ était réel ou non, s’il était authentiquement le Fils de Dieu et tout ce que l’Église enseigne. Ce serait un déplacement important ; la décision de Tim d’abandonner ses fonctions d’évêque en dépendait.

En outre, la foi même de Tim était en cause. Il avait passé plusieurs dizaines d’années au sein de l’Église épiscopale, mais désormais il s’interrogeait sérieusement sur la validité du christianisme. « Validité » : c’était le mot qu’il employait. Je trouvais que c’était un mot faible et un peu trop dans le vent, qui tombait tragiquement à plat comparé à l’ampleur des forces qui étaient aux prises dans le cœur et l’esprit de Tim. En tout cas, il utilisa bien ce mot-là ; il parlait d’un ton calme, sans la moindre surexcitation, comme s’il envisageait de s’acheter ou non un costume.