« Le Christ, nous déclara-t-il, est un rôle ; ce n’est pas une personne. Le mot est une translitération défectueuse de l’araméen mâschiâkh, autrement dit le Messie, ce qui signifie littéralement l’Oint, c’est-à-dire le Choisi. Le Messie, bien sûr, vient à la fin du monde et inaugure l’âge d’or qui remplace l’âge de fer, celui dans lequel nous vivons en ce moment. On en trouve la plus belle expression dans la quatrième églogue de Virgile. Voyons… je l’ai ici. » Il se dirigea vers ses livres comme il le faisait toujours dans les moments graves.
« Nous n’avons pas besoin d’écouter Virgile, dit Kirsten d’une voix acerbe.
— Voilà, dit Tim sans faire attention à elle. Ultima Cumaei venitiam carminis aetas ; magnus…
— Ça suffit », coupa Kirsten brusquement.
Il lui jeta un coup d’œil perplexe.
Kirsten continua : « Je trouve que c’est de l’imbécillité et de la folie de ta part de vouloir renoncer à être évêque.
— Laisse-moi te traduire l’églogue, dit Tim. Alors, tu comprendras mieux.
— Tout ce que je comprends, riposta Kirsten, c’est que tu détruis ta vie et la mienne. Qu’est-ce que je deviens dans tout ça ? »
Il secoua la tête. « Je vais trouver un poste à la Fondation des institutions libres.
— Qu’est-ce que c’est encore que ça ? interrogea Kirsten.
— C’est un groupe d’experts, signalai-je. À Santa Barbara.
— Alors, tu vas profiter de ce que tu seras là-bas pour les rencontrer ? s’enquit Kirsten.
— Oui, admit Tim. J’ai un rendez-vous avec Pomeroy, qui en est à la tête… Felton Pomeroy. Je travaillerai pour eux à titre de conseiller en questions théologiques.
— Ils sont très bien considérés », observai-je.
Kirsten me décocha un regard qui aurait fait se flétrir un arbre.
« Rien n’est encore décidé, poursuivit Tim. De toute façon, comme nous allons voir Rachel Garret, pourquoi ne pas combiner les deux choses au cours du même voyage ? J’éviterai ainsi d’y aller une seconde fois.
— C’est moi qui suis censée prendre tes rendez-vous, dit Kirsten.
— En fait, indiqua Tim, il s’agira d’une discussion purement informelle. Nous déjeunerons ensemble et je rencontrerai les autres conseillers. Je visiterai les bâtiments et les jardins. Ils ont des jardins ravissants. Je les ai vus il y a plusieurs années et je m’en souviens encore. » Il s’adressa à moi : « Vous adorerez les jardins de la Fondation, Angel. Toutes les variétés de roses y sont représentées. Puis-je vous lire à toutes les deux la traduction de l’églogue de Virgile ? » Et il enchaîna sans attendre notre réponse : « Maintenant vient l’ère dernière annoncée dans le chant de la sibylle de Cumes ; la grande succession des époques est née de nouveau. Maintenant la Vierge est de retour, le règne de Saturne revient ; maintenant une nouvelle race descend d’en haut du ciel. Ô chaste Lucine, déesse des Naissances, souris à l’enfant nouveau-né, dans le temps de qui cessera l’âge de fer, avant qu’une face d’or se lève de par le monde. Ton Apollon est maintenant roi. »
Kirsten et moi échangeâmes un regard. Je vis bouger les lèvres de Kirsten mais elle n’émit aucun son. Dieu seul sait ce qu’elle se disait et pensait à ce moment, en voyant Tim abattre en flammes sa carrière et sa vie par conviction – ou plus exactement par manque de conviction, par manque de foi envers le Sauveur.
Le problème de Kirsten, c’était qu’elle ne discernait tout simplement pas en quoi il y avait problème. À ses yeux, le dilemme de Tim était un dilemme fantôme, confectionné sur des bases livresques. Selon son raisonnement, il avait la liberté de se débarrasser du problème à tout moment ; elle estimait uniquement que Tim s’était lassé de son rôle d’évêque et avait envie de passer à autre chose ; pour elle, en affirmant avoir perdu sa foi dans le Christ, il ne faisait que se chercher un prétexte pour justifier son changement de carrière. Et comme c’était un changement de carrière stupide, elle ne l’approuvait pas. Après tout, elle bénéficiait grandement du statut de Tim ; comme elle l’avait dit, il ne pensait pas à elle : il ne pensait qu’à lui.
« On m’a vivement recommandé le Dr Garret », déclara Tim d’une voix presque plaintive, comme pour demander un appui de la part de l’une ou l’autre d’entre nous.
« Tim, fis-je, je crois vraiment que…
— Tu penses avec ton entrejambe, lâcha Kirsten.
— Quoi ? m’exclamai-je.
— Tu m’as parfaitement entendue. Je suis au courant de vos petites conversations, celles que vous avez tous les deux après que je suis partie au lit. Quand vous vous retrouvez seuls. Et je sais que vous avez des rencontres.
— Quelles rencontres ? demandai-je.
— Des rencontres dans mon dos.
— Grand Dieu, m’écriai-je.
— Grand Dieu, répéta Kirsten en écho. Toujours Dieu invoqué pour justifier votre égoïsme et vos manœuvres. Je trouve ça écœurant ; je vous trouve tous les deux écœurants. » Elle continua à l’intention de Tim : « Je sais que tu es allé la voir à son foutu magasin de disques pas plus tard que la semaine dernière.
— C’était pour acheter un album de Fidelio, protesta Tim.
— Tu aurais pu le trouver chez n’importe quel disquaire. Ou j’aurais pu te l’acheter. »
Tim dit : « Je voulais voir si elle avait…
— Elle n’a rien que je n’aie pas, coupa Kirsten.
— La Missa solemnis », acheva Tim faiblement ; il paraissait hébété ; d’un ton presque implorant, il me demanda : « Avez-vous un moyen de raisonner avec elle ?
— Je peux raisonner avec moi, lança Kirsten. Et mon raisonnement me fait comprendre exactement ce qui se passe.
— Tu ferais mieux d’arrêter de prendre ces barbituriques, Kirsten, dis-je.
— Et toi tu ferais mieux d’arrêter de te défoncer cinq fois par jour. » Son regard véhiculait tant de fureur et de haine que je n’arrivais pas à en croire mes sens. « Tu fumes assez d’herbe pour… » Elle s’interrompit. « Plus que la police de San Francisco n’en utilise en un mois. Je regrette, je ne me sens pas bien. Excusez-moi. » Elle pénétra dans la chambre à coucher ; la porte se referma silencieusement derrière elle. Nous l’entendîmes tourner en rond. Puis se rendre dans la salle de bains ; elle fit couler de l’eau : elle absorbait un comprimé, sans doute un barbiturique.
Je dis à Tim, qui demeurait ébahi et inerte : « Les barbituriques provoquent ce genre d’altération de la personnalité. Ce sont les médicaments qui parlent par sa bouche, pas elle.
— Je pense… » Il reprit le dessus. « J’ai vraiment envie d’aller voir ce Dr Garret à Santa Barbara. Croyez-vous que ce soit le fait que c’est une femme ?
— Kirsten ? demandai-je. Ou Garret ?
— Garret. J’aurais juré que c’était un homme ; c’est seulement maintenant que je viens de remarquer le prénom. C’est peut-être cela qui la tracasse. Elle se calmera. Nous irons ensemble. Le Dr Mason m’a dit que c’est quelqu’un de vieux et d’impotent, à moitié à la retraite, alors elle ne présentera aucune menace pour Kirsten, une fois qu’elle l’aura vue. »
Pour changer de sujet, je dis : « Avez-vous écouté le disque de la Missa solemnis que je vous ai vendu ?
— Non, répondit Tim vaguement. Je n’ai pas eu le temps.
— Ce n’est pas le meilleur enregistrement, précisai-je. Columbia a fait une prise de son particulière, en dispersant les micros partout au milieu de l’orchestre, avec l’idée de faire ressortir les instruments individuels. L’idée est bonne, mais ça n’a plus rien à voir avec l’acoustique d’un orchestre.