— Je crois que ce qui l’ennuie, reprit Tim, c’est que j’abandonne mes fonctions d’évêque.
— Vous devriez y réfléchir avant de vous décider, conseillai-je. Êtes-vous sûr que c’est ce médium que vous avez envie de consulter ? N’y a-t-il pas dans votre Église quelqu’un qu’on peut aller voir quand on a une crise spirituelle ?
— C’est Jeff que je vais consulter. Le rôle du médium est celui d’un agent passif, qui agit à la manière d’un téléphone. » Il entreprit alors de m’expliquer à quel point les médiums étaient des gens incompris ; je l’écoutai d’une oreille distraite, n’étant ni impressionnée ni intéressée. L’hostilité de Kirsten m’avait beaucoup troublée ; il y avait là davantage que sa mauvaise humeur chronique. Plutôt des symptômes de paranoïa. Elle est en train de couler, songeai-je, et le pire, c’est qu’elle nous entraîne avec elle. Bon sang, me dis-je, c’est affreux ; un homme comme Tim Archer ne devrait pas tolérer ça. Et moi non plus.
Kirsten ouvrit la porte de la chambre. « Entre ici, dit-elle à Tim.
— Je viendrai dans un instant, répondit-il.
— Non, tout de suite.
— Je vais partir, dis-je.
— Non, fit Tim, vous n’allez pas partir. J’ai encore plusieurs choses dont je voudrais vous entretenir. Est-ce que vous soutenez que je ne dois pas renoncer à être évêque ? Quand mon livre sur Jeff sortira, la question ne se posera plus : j’y serai obligé. L’Église ne permettra pas qu’un de ses membres publie un ouvrage aussi sujet à controverses. C’est trop radical pour eux ; ou plutôt ce sont eux qui sont trop réactionnaires pour l’accepter. Ma position est en avance sur mon époque et eux sont en retard. Il n’y a pas de différence entre la situation actuelle et celle qui avait cours au moment de la guerre du Viêt-Nam ; je me suis opposé à l’ordre établi à propos de cette guerre, et je devrais en faire autant à propos de la vie après la mort. Simplement, pour la guerre, j’avais le soutien de la jeunesse américaine, alors que là je serai seul. »
Kirsten intervint : « Tu as mon soutien, mais ça t’est bien égal.
— Je veux parler de soutien public. Du soutien de ceux qui sont en place, ceux qui malheureusement contrôlent les esprits.
— Mon soutien ne signifie rien pour toi, insista Kirsten.
— Au contraire il signifie tout, déclara Tim. Je n’aurais jamais osé écrire le livre sans toi ; je n’aurais même pas cru sans toi. C’est toi qui me donnes la force. La capacité de comprendre. Et de Jeff, quand nous aurons pris contact avec lui, j’apprendrai la vérité sur Jésus-Christ d’une façon ou d’une autre. J’apprendrai si les documents zadokites indiquent bien que Jésus parlait de seconde main de choses qu’on lui avait enseignées… ou peut-être que Jeff me dira que le Christ est avec lui, ou lui avec le Christ, dans l’autre monde, le royaume supérieur, où nous finirons tous par aller et où il se trouve actuellement, tout en faisant son possible pour nous atteindre, que Dieu le bénisse.
— En somme, dis-je, vous considérez cette histoire de Jeff comme une sorte d’occasion. L’occasion de dissiper vos doutes quant à la signification des documents zadokites.
— Je pense l’avoir exprimé clairement, confirma Tim d’un ton maussade. C’est pourquoi il est pour moi si capital de lui parler. »
Comme c’est étrange, constatai-je intérieurement. Utiliser son fils – faire un usage calculé de son fils mort – pour déterminer une issue historique. Mais c’est plus qu’une issue historique : c’est le corpus entier de la foi de Tim Archer, la récapitulation, pour lui, de la croyance même. La croyance ou la perte de la croyance. Ce qui est en jeu ici, c’est le combat et la croyance contre le nihilisme… Pour Tim, perdre le Christ, c’est tout perdre. Et il a perdu le Christ ; ses déclarations à Bill l’autre soir, c’était peut-être la dernière défense de la forteresse avant la chute de celle-ci. Ou peut-être était-elle même déjà tombée avant ; Tim menait la discussion de mémoire, comme s’il citait une page d’un livre. Ou comme s’il prononçait un discours écrit.
Son fils, mon mari, subordonné à une question intellectuelle – je n’arrivais pas à l’envisager. Cela équivaut, pensai-je, à une dépersonnalisation de Jeff Archer ; il est converti en un instrument, en un dispositif d’enseignement ; en fait, il est transformé en un livre qui parle ! Comme tous ces livres que Tim lève toujours la main pour saisir, spécialement dans les moments de crise. Tout ce qui est bon à savoir peut être trouvé dans un livre ; inversement, si Jeff est important, il ne l’est pas en tant qu’individu mais en tant que livre ; ce sont les livres pour l’amour des livres, et non la connaissance pour l’amour de la connaissance. Le livre est la réalité. Pour que Tim aime et apprécie son fils, il doit – si impossible que cela puisse paraître – pouvoir le considérer comme une sorte de livre que l’on consulte. L’univers pour Tim Archer est une vaste panoplie de livres de référence au sein desquels il puise, à mesure que son esprit jamais en repos change de sujet de préoccupation, toujours en quête du nouveau, toujours se détournant de l’ancien.
Et moi je ne suis guère différente, pensai-je ; moi, avec mes diplômes universitaires – Tim et moi sommes de la même race. Est-ce que ce n’est pas le chant final de la Divine Comédie de Dante qui a déterminé mon identité la première fois que je l’ai lu ? Le chant XXXIII du Paradis, pour moi un point culminant, où Dante dit :
Passage à propos duquel existe ce commentaire de C. H. Grandgent :
Dieu est le Livre de l’Univers.
Ce à quoi un autre commentateur – j’ai oublié lequel – a répondu : « C’est une notion platonicienne. » Que ce soit platonicien ou non, ce sont en tout cas ces suites de mots qui m’ont charpentée, qui ont fait de moi ce que je suis : c’est ma source, cette vision des choses finales. Je me rappelle la nuit où j’ai lu ce dernier chant du Paradis, où je l’ai lu – vraiment lu – pour la première fois ; j’avais une dent gâtée et je souffrais atrocement, et j’étais restée debout toute la nuit à boire du bourbon – pur – et à lire Dante, et à 9 heures du matin le lendemain j’étais allée sans rendez-vous chez le dentiste, sans même avoir téléphoné, arrivant avec des larmes qui me ruisselaient sur le visage, en suppliant que le Dr Davidson fasse quelque chose pour moi… ce qu’il fit. C’est pourquoi ce dernier chant m’a tellement marquée, pourquoi il est à ce point imprimé en moi ; il est associé avec une douleur terrible, une douleur qui avait duré des heures, en pleine nuit, sans personne à qui parler ; et j’en étais sortie pour sonder les choses ultimes à ma façon, une façon ni formelle ni officielle mais une façon quand même.
Celui qui apprend doit souffrir. Et même dans notre sommeil une douleur qui ne peut s’oublier coule goutte à goutte sur le cœur, et dans notre désespoir, contre notre volonté, vient à nous la sagesse par la terrible grâce de Dieu.