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Est-ce d’Eschyle ? Je ne m’en souviens plus. En tout cas, c’est de l’un des trois qui ont écrit les tragédies grecques.

Ce que je peux donc affirmer en toute sincérité, c’est que pour moi le moment de compréhension absolue où j’ai le mieux appréhendé la réalité spirituelle est relié à deux heures dans le fauteuil du dentiste. Et à douze heures passées à boire du bourbon – du mauvais bourbon, qui plus est – et à lire simplement Dante sans écouter de musique ni manger – il m’aurait été impossible de manger – et à souffrir, et tout ça valait la peine ; jamais je ne l’oublierai. Je ne suis pas différente, par conséquent, de Timothy Archer. Pour moi aussi les livres sont réels et vivants ; des voix d’êtres humains en émanent et forcent mon consentement, de la même manière que Dieu force notre consentement à ce monde, comme le disait Tim. Quand on a été dans un tel état de détresse, on ne va pas oublier ce qu’on a fait, vu, pensé et lu par une nuit pareille ; je n’ai rien fait, rien vu, rien pensé ; je me suis contentée de lire et de m’en souvenir ; je n’ai pas lu de bandes dessinées underground comme Howard the Duck ou The Fabulous Furry Freak Brothers ou Snatch Comix cette nuit-là ; j’ai lu la Divine Comédie de Dante, de l’Enfer en passant par le Purgatoire, jusqu’à ce qu’enfin j’arrive aux trois anneaux de lumière colorés… et il était alors 9 heures du matin et je pouvais sauter dans ma putain de voiture et me propulser en flèche à travers la circulation jusqu’au cabinet du Dr Davidson, en pleurant et en proférant des jurons pendant tout le trajet, sans avoir pris de petit déjeuner, pas même un café, empestant la sueur et le bourbon, un spectacle vraiment pas beau à voir, et qui fut considéré bouche bée par la réceptionniste du dentiste.

Ainsi pour moi d’une certaine façon inhabituelle – et pour certaines raisons inhabituelles – les livres et la réalité fusionnent ; ils se joignent par l’intermédiaire d’un incident, une certaine nuit de ma vie : ma vie intellectuelle et ma vie matérielle se sont assemblées – car rien n’est plus réel qu’une rage de dents – et une fois ce processus accompli elles ne se sont jamais complètement séparées. Si je croyais en Dieu, je dirais qu’il m’a montré quelque chose cette nuit-là ; il m’a montré la totalité : la douleur, la douleur physique, goutte à goutte, et ensuite, de par sa terrible grâce, l’accès à la compréhension… Et qu’avais-je compris ? Que tout est réel, ma dent gâtée ni plus ni moins que les trois cercles de lumière colorés qui étaient la vision qu’avait Dante de Dieu en tant que Trinité. La plupart des gens qui essaient de lire la Divine Comédie restent enlisés dans l’Enfer et n’y voient que la chambre d’épouvante, mais ce n’est que le début du voyage. J’ai lu jusqu’à la fin la Divine Comédie pendant cette nuit avant de me précipiter dans le cabinet du Dr Davidson, et j’en suis sortie transformée. Je ne suis jamais redevenue celle que j’avais été avant. Donc pour moi aussi les livres sont bien réels ; ils ne me relient pas seulement avec d’autres esprits mais avec la vision d’autres esprits, avec ce que comprennent et voient ces autres esprits. Je vois leurs mondes aussi clairement que je vois le mien. La douleur, les pleurs, la sueur malodorante et le bourbon Jim Beam bon marché ont été mon Enfer et il n’était pas imaginaire ; ce que je lisais était étiqueté « Paradis » et c’était bien le Paradis. C’est là le triomphe de la vision de Dante : tous les royaumes sont réels, aucun moins que les autres, aucun plus que les autres. Et ils se fondent l’un dans l’autre avec harmonie, parce que – comme pour les voitures d’aujourd’hui dont parlait Bill par contraste avec celles des années 30 – il y a continuité d’un bout à l’autre de la gamme.

Dieu m’a préservée d’une autre nuit comme celle-ci. Mais si je ne l’avais pas vécue, en la passant à boire, à pleurer, à lire et à souffrir, je ne serais jamais venue au monde, je n’aurais pas connu ma vraie naissance. Ce fut le moment de ma naissance au monde réel ; et pour moi le monde réel est un mélange de douleur et de beauté, et c’est l’interprétation correcte qu’on doit en tirer, car ce sont là les composants dont est fabriquée la réalité. Et je les avais tous là cette nuit, y compris une boîte de comprimés antidouleur à emporter chez moi à ma sortie de chez le dentiste, après la fin de mon supplice. Je suis rentrée à la maison, j’ai pris un comprimé, bu du café, et je suis allée au lit.

Et cependant… j’ai l’impression que c’est ce que Tim n’avait pas fait ; il n’avait intégré ni le livre ni la souffrance, ou s’il l’avait fait, il s’y était mal pris. Il avait la mélodie mais pas les paroles. Ou plus exactement, il avait les paroles, mais leurs mots ne se rapportaient pas au monde mais à d’autres mots, ce qui est un vice de régression à en croire les livres de philosophie et les articles sur la logique. Il est dit parfois dans ce genre de livres et d’articles que « de nouveau une régression menace », ce qui signifie que le sujet qui pense a pénétré dans un circuit fermé et qu’il est en grand danger. D’ordinaire il ne le sait pas. Il faut un commentateur critique à l’esprit tout aussi pénétrant que la vue pour le lui faire remarquer. Pour Tim Archer je ne pouvais pas jouer le rôle de ce commentateur critique. Qui le pouvait, d’ailleurs ? Bill le Dingue s’y était essayé et avait été renvoyé à ses pénates pour s’y adonner à la réflexion.

« Jeff possède les réponses à mes questions », déclarait Tim. Oui, aurais-je dû répondre, mais Jeff n’existe pas. Et il est très probable que les questions elles-mêmes sont tout aussi irréelles.

Cela laissait Tim seul avec lui. Et il s’activait à préparer son livre traitant du retour de Jeff de l’autre monde, le livre dont il savait qu’il mettrait fin à sa carrière dans l’Église épiscopale – et, de plus, le mettrait hors jeu pour ce qui était d’influencer l’opinion publique. C’est un prix élevé à payer ; c’est un très grave vice de régression. Et cela constituait bien une menace. En fait, celle-ci était à portée de la main ; le moment du voyage à Santa Barbara pour rendre visite à Rachel Garret, le médium, était venu.

Santa Barbara me paraît être l’un des endroits à la beauté la plus touchante de toute la Californie. Bien que, géographiquement, ce soit une portion de la Californie du Sud, ce n’est pas le cas spirituellement ; ou alors c’est que nous autres, dans le Nord, nous avons une incompréhension complète des gens du Sud. Il y a quelques années, des étudiants pacifistes de l’université de Californie à Santa Barbara ont incendié la Bank of America, pour le ravissement secret de chacun ; la ville, donc, n’est pas coupée du temps et du monde, elle n’est pas isolée, même si ses merveilleux jardins suggèrent une persuasion plus apprivoisée que violente.

Nous nous envolâmes tous les trois de l’aéroport international de San Francisco pour gagner le petit aéroport de Santa Barbara ; nous avions dû prendre un avion à hélices à deux moteurs, cet aéroport n’ayant pas des pistes assez grandes pour permettre l’atterrissage des jets. La loi exige que le style des constructions en adobe, autrement dit le style colonial espagnol, soit préservé. Pendant que le taxi nous emmenait, je notai à quel point tout était espagnol dans ce qui nous entourait, y compris les centres commerciaux en forme de plazas, et je songeai : Voici un endroit où je pourrais raisonnablement vivre, si jamais un jour je quitte la région de la baie.

Nous descendions chez des amis de Tim, des gens discrets, distingués, aisés, qui firent peu d’impression sur moi. Ils avaient des domestiques. Kirsten et Tim dormaient dans une chambre ; j’en avais une autre à ma disposition, plus petite, qui ne devait servir que lorsque toutes les autres étaient occupées.