Le lendemain matin, Tim, Kirsten et moi prîmes un taxi pour rendre visite au Dr Rachel Garret, qui sans nul doute allait nous mettre en contact avec les morts, avec l’autre monde, soigner les malades, changer l’eau en vin et accomplir tous les autres prodiges qui seraient nécessaires. Tim et Kirsten paraissaient excités ; pour ma part je n’éprouvais pas de sentiment particulier, peut-être seulement une conscience vague de ce que nous avions combiné, de ce qui nous attendait ; je ne ressentais pas même de curiosité : je devais avoir à peu près l’état d’esprit d’un poisson au fond d’une mare créée par le reflux de la mer.
Rachel Garret se révéla être une vieille petite dame irlandaise plutôt enjouée, portant un tricot rouge par-dessus son corsage – bien que le temps fût chaud – et des chaussures à talons plats, ainsi que le genre de jupe utilitaire suggérant qu’elle accomplissait elle-même tous ses travaux domestiques.
« Et qui êtes-vous, déjà ? » s’enquit-elle, en mettant sa main en cornet. Elle n’arrivait même pas à comprendre qui se tenait devant elle sur sa véranda. Ce n’est pas un début encourageant, me dis-je.
Peu après, nous nous retrouvions tous les quatre assis dans un salon assombri, à prendre le thé tout en écoutant Rachel Garret discourir avec enthousiasme sur l’héroïsme de l’IRA, auquel – nous apprit-elle fièrement – elle versait tout l’argent que lui rapportaient ses séances de médiumnité. Au sujet de ces dernières, elle tint à nous informer que « séances de médiumnité » n’étaient pas les termes qui convenaient : ils touchaient trop à l’occultisme. Alors que ce qu’elle faisait, elle, appartenait à des domaines parfaitement naturels ; on pouvait à bon droit appeler cela une science. J’aperçus dans un coin du salon parmi d’autres meubles archaïques un radio-phonographe Magnavox des années 40, un gros modèle, celui avec deux haut-parleurs identiques de trente centimètres de diamètre. De chaque côté du Magnavox s’empilaient des 78 tours : on pouvait y distinguer des disques de Bing Crosby et Nat King Cole et toutes les autres cochonneries de cette époque. Je me demandai si Rachel Garret les écoutait encore. Je me demandai également si, par des voies surnaturelles, elle avait entendu parler de l’existence des microsillons et des chanteurs d’aujourd’hui. Sans doute que non.
S’adressant à moi, elle me questionna : « Et vous, vous êtes leur fille ?
— Non, répondis-je.
— C’est ma belle-fille, précisa Tim.
— Vous avez un guide indien, me déclara joyeusement Rachel Garret.
— Vraiment, murmurai-je.
— Il se tient juste derrière vous, à votre gauche. Il a les cheveux très longs. Et derrière vous du côté droit il y a votre arrière-grand-père paternel. Il ne vous quitte pas, il est toujours avec vous.
— C’est bien l’impression que j’avais », fis-je.
Kirsten m’adressa un de ses regards chargés de sous-entendus ; je n’insistai pas. Je m’adossai aux coussins du canapé, remarquai une fougère qui poussait dans un grand pot à proximité des portes menant au jardin, passai en revue les tableaux des années 20 qui garnissaient les murs.
« Vous venez me voir au sujet de votre fils ? » s’enquit Rachel Garret.
J’eus subitement la sensation d’être transportée dans l’opéra de Gian Carlo Menotti, Le Médium, dont la scène est située – pour reprendre les termes employés par le compositeur dans ses commentaires sur la pochette du disque sorti chez Columbia – « dans le petit salon étrange et miteux de Mme Flora ». Voilà le danger quand on a de la culture, pensai-je. On a déjà été partout avant, on a tout vu par procuration ; tout vous est déjà arrivé. Nous sommes Mr. et Mrs. Gobineau rendant visite à Mme Flora, une folle se livrant à l’imposture. Mr. et Mrs. Gobineau assistent aux séances médiumniques – pardon, scientifiques – de Mme Flora toutes les semaines depuis près de deux ans, si je me souviens bien. Quelle corvée d’être ici. Et le pire, c’est que l’argent que Tim va lui verser servira à tuer des soldats anglais, puisqu’elle collecte des fonds pour les terroristes. Bravo.
« Comment s’appelle votre fils ? » demanda Rachel Garret. Elle était assise dans un vieux fauteuil en osier, les mains jointes, et ses yeux se fermaient lentement. Elle s’était mise à respirer par la bouche, comme le font les gens très malades ; sa peau ressemblait à celle d’un poulet, avec des petites touffes de poils ici et là. Il régnait maintenant dans la pièce une atmosphère végétale, manquant totalement de vitalité. Je me sentais vidée de toute énergie. C’était peut-être l’absence de lumière qui me donnait cette désagréable impression.
« Jeff », répondit Tim. Il était sur le qui-vive, les yeux fixés sur Rachel Garret. Kirsten avait sorti une cigarette de son sac mais elle se contentait de la tenir à la main, sans l’allumer ; elle aussi scrutait Rachel Garret, avec une impatience manifeste. « Jeff est passé sur l’autre rive lointaine », prononça Rachel Garret.
C’est ce qu’on a pu lire dans les journaux, me dis-je.
Je m’étais attendue que Rachel Garret procède à un long préambule, pour planter la scène. Je me trompais. Elle entra immédiatement dans le vif du sujet.
« Jeff veut vous faire savoir que… (elle s’interrompit, comme si elle écoutait)… vous ne devriez pas vous sentir coupables. Il essaie depuis quelque temps d’entrer en contact avec vous. Il a essayé divers moyens d’attirer votre attention. Il a enfoncé des épingles sous vos ongles ; il a brisé des objets ; il vous a laissé des notes… » Elle ouvrit grands les yeux. « Jeff est extrêmement agité. Il… » Elle se tut, puis reprit : « Il a attenté à ses jours. »
Chapeau, pensai-je sur le mode acerbe.
« Oui, en effet », acquiesça Kirsten, mais elle parlait comme si la déclaration de Rachel Garret lui faisait l’effet d’une révélation ou plutôt confirmait de façon éclatante une chose qu’elle n’avait fait jusqu’à présent que soupçonner.
« Et il s’est donné une mort violente, continua Rachel Garret. Il me semble qu’il a utilisé une arme à feu.
— C’est exact, déclara Tim.
— Jeff veut que vous sachiez qu’il ne souffre plus, poursuivit Rachel Garret. Il souffrait énormément quand il s’est suicidé. Mais il ne voulait pas vous le montrer. Il avait de grands doutes sur le sens de l’existence.
— Que me dit-il à moi ? » questionnai-je.
Rachel Garret ouvrit les yeux assez longtemps pour distinguer qui avait parlé.
« C’était mon mari, ajoutai-je.
— Jeff dit qu’il vous aime et prie pour vous, répondit Rachel Garret. Il veut que vous soyez heureuse. »
Si ça continue comme ça, pensai-je, je vais vous offrir le café.
« Il y a autre chose, enchaîna-t-elle. Beaucoup de choses. Elles me viennent toutes à la fois. Oh ! mon Dieu, Jeff, qu’est-ce que vous essayez de nous dire ? » Elle écouta attentivement pendant un instant, le visage agité. « L’homme du restaurant est un agent quoi ? » À nouveau ses yeux se rouvrirent. « Bonté divine ! Un agent de la police secrète soviétique. »
Grand Dieu, songeai-je.
« Mais il n’y a rien à craindre », dit alors Rachel Garret en ayant l’air soulagée ; elle se radossa. « Dieu veillera à ce qu’il soit puni. »
Je jetai un regard interrogateur en direction de Kirsten, en tentant d’attirer son attention ; je désirais savoir si elle avait dit quelque chose à Rachel Garret ; mais Kirsten, apparemment confondue, regardait bouche bée la vieille dame. Ce qui semblait me fournir la réponse.