« Jeff dit aussi, reprit Rachel Garret, que c’est pour lui une joie immense et un grand réconfort de voir Kirsten et son père ensemble. Il tient à ce que vous le sachiez. Qui est Kirsten ?
— C’est moi, annonça Kirsten.
— Il dit, continua la vieille dame, qu’il vous aime. »
Kirsten garda le silence. Mais elle écoutait avec une intensité dont je ne l’avais jamais vue témoigner.
« Il savait que c’était mal, déclara la vieille dame. Il dit qu’il regrette… mais il ne pouvait pas s’en empêcher. Il se sent coupable et souhaiterait votre pardon.
— Il l’a, intervint Tim.
— Jeff dit qu’il ne peut pas se pardonner, ajouta Rachel Garret. Il en voulait aussi à Kirsten de s’être interposée entre lui et son père. Il se sentait coupé de celui-ci. D’après ce que je perçois, son père et Kirsten sont partis pour un long voyage en Angleterre en le laissant à l’abandon. Il l’a très mal ressenti. » Une nouvelle fois la vieille dame cessa de parler. Puis elle changea de sujet : « Il ne faut plus qu’Angel fume de drogues. Elle fume trop de… qu’est-ce que c’est, Jeff ? Je n’arrive pas à le capter clairement. Trop de joints. Je ne vois pas ce que ça veut dire. »
Je ne pus m’empêcher de rire.
« Cela signifie quelque chose pour vous ? me demanda-t-elle.
— En un sens », répondis-je, cherchant à lui donner le moins possible d’indices.
« Jeff dit qu’il est content que vous travailliez au magasin de disques, formula Rachel Garret. Mais… (elle se mit à rire)…vous n’êtes pas assez payée. Il préférait quand vous étiez employée au… je ne vois pas très bien. Il y avait des bougies ?
— C’était un cabinet d’avocats où on vendait des bougies, indiquai-je.
— Étrange, fit-elle, perplexe. Un cabinet d’avocats qui vend des bougies.
— C’était à Berkeley », dis-je.
Rachel Garret reprit : « Jeff a une chose très importante à dire à Kirsten et à son père. » Sa voix était maintenant réduite à un murmure crissant, comme si elle provenait de très loin, comme si elle voyageait par l’intermédiaire de câbles invisibles tendus à travers les étoiles. « Jeff veut vous informer tous les deux de nouvelles terribles. C’est pourquoi il essayait aussi désespérément de vous atteindre. C’est pourquoi il se livrait à toutes ces manifestations. Il a une raison, une raison affreuse. »
Puis ce fut le silence.
Je me penchai vers Tim pour lui confier : « J’en ai assez, je veux m’en aller.
— Non », dit Tim en secouant la tête. Il avait sur le visage une expression misérable.
10
Quel mélange bizarre d’inepties et d’étrangeté : telle fut la pensée qui me vint à l’esprit tandis que nous attendions que la vieille Rachel Garret reprenne le fil de son discours. La mention de Fred Hill, l’agent du K.G.B… la mention du fait que Jeff désapprouvait mon usage des drogues planantes. Il y avait des fragments dérivant manifestement des journaux : les circonstances de la mort de Jeff et les motivations probables qui l’avaient animé. Psychanalyse au rabais et potins issus des feuilles à scandale, et pourtant, coincés au travers, enfoncés comme des échardes, certains détails étaient là qui ne pouvaient être expliqués.
Rachel Garret avait sans aucun doute eu accès à la plupart des informations qu’elle avait divulguées, mais il restait un résidu qui donnait la chair de poule et qu’on pourrait définir ainsi : « Ce qui demeure après qu’on a fait certaines déductions. » J’ai eu tout mon temps, pendant bien des années, pour retourner ça dans ma tête. Et j’ai eu beau ruminer, je n’ai rien pu expliquer. Comment Rachel Garret aurait-elle pu connaître le Bad Luck Restaurant ? Et même si elle avait su que c’était l’endroit où Kirsten et Tim s’étaient rencontrés, comment aurait-elle pu être au courant de l’existence de Fred Hill et de ce qu’il était censé être ?
C’avait été un sujet de plaisanterie incessant entre Jeff et moi, cette appartenance supposée du propriétaire du Bad Luck Restaurant à Berkeley au K.G.B., mais ce fait n’avait été consigné par écrit nulle part ; s’il y en avait trace, c’était uniquement dans les mémoires des ordinateurs du F.B.I., peut-être, et bien sûr de ceux du K.G.B. à Moscou – mais de toute façon ce n’était qu’une supposition. L’allusion à mon usage de la marijuana pouvait être une conjecture perspicace, puisque je vivais et travaillais à Berkeley, et que chacun sait qu’à Berkeley tout le monde se drogue régulièrement – et, en fait, jusqu’à l’excès. Un médium est quelqu’un qui s’appuie sur un pot-pourri d’intuitions, de choses de notoriété publique, d’indices fournis inconsciemment par les clients eux-mêmes, fournis involontairement et ensuite retournés à l’envoyeur… et bien entendu sur les foutaises de base du type « Jeff vous aime » ou « Jeff ne souffre plus » ou « Jeff éprouvait beaucoup de doutes » : des généralisations disponibles pour n’importe qui à n’importe quel moment, une fois les faits connus. Et pourtant une étrange sensation m’habitait, même si je savais que cette vieille dame qui donnait – ou disait donner – de l’argent à l’Armée républicaine irlandaise n’était qu’une tricheuse qui nous soutirait de l’argent en manipulant notre crédulité. C’était son métier : elle était une professionnelle. Le Dr Mason, l’autre médium qui nous avait adressés à elle, lui avait sans nul doute transmis tout ce que lui avait appris et connaissait ; c’est le genre de pratique courante chez les médiums, et nous le savons tous.
Il était encore temps de partir avant que vienne la révélation, et maintenant elle allait venir, déversée sur nous par cette vieille dame sans scrupules qui avait les signes du dollar à la place des yeux et qui possédait l’habile faculté de sonder les points faibles du psychisme humain. Mais nous ne sommes pas partis, et à la façon dont la nuit suit le jour, nous allions entendre de la bouche de Rachel Garret ce qui agitait tant Jeff, au point de le faire revenir vers Tim et Kirsten en se manifestant sous la forme des « phénomènes » occultes qu’ils notaient au jour le jour en vue du prochain livre de Tim.
Dans son fauteuil d’osier, Rachel Garret me parut soudain être devenue très vieille, et je pensai à cette sibylle de l’Antiquité – je ne me rappelais pas laquelle, celle de Delphes ou celle de Cumes – qui avait demandé l’immortalité en négligeant de stipuler qu’elle demeurerait jeune ; après quoi elle avait vécu à jamais mais était devenue si vieille que ses amis avaient fini par la suspendre au mur dans un sac. Rachel Garret ressemblait à ce brimborion loqueteux de peau flétrie et d’os fragiles, murmurant depuis le sac cloué au mur ; quel mur de quelle ville de l’Empire, je l’ignore ; peut-être cette créature qui nous faisait face sous le nom de Rachel Garret était-elle en fait cette même sibylle ; en tout cas, je n’avais pas envie d’entendre ce qu’elle avait à dire : je voulais partir.
« Rassieds-toi », me dit Kirsten.
Je me rendis compte que je m’étais mise debout sans même en avoir eu l’intention. Réaction de fuite instinctive, me dis-je. En sentant la proximité de l’adversaire. Mon cerveau reptilien.
Rachel Garret murmura : « Kirsten. » Mais maintenant elle prononçait le prénom correctement : Shishen, ce que ni moi, ni Jeff, ni Tim n’avions jamais fait. Mais c’était ainsi qu’elle le prononçait elle-même, tout en ayant renoncé à obtenir des autres qu’ils en fassent autant, du moins aux États-Unis.