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« Quelquefois je me dis que Tim existe encore mais en totalité, maintenant, dans cet autre monde. Comment le formulait Don McLean dans sa chanson intitulée Vincent ? “Ce monde n’était pas fait pour un être aussi beau que toi.” Voilà qui qualifie bien mon ami ; ce monde où nous vivons n’était jamais véritablement réel pour lui, alors je suppose que ce n’était pas le monde qui lui convenait ; une erreur avait été commise quelque part, et au fond de lui il le savait.

« Quand je songe à Tim je pense :

Et je rêve toujours qu’il marche sur la pelouse, Avançant dans la rosée comme un fantôme, Transpercé par la joie de mon chant…

Comme l’a écrit Yeats.

« Je vous remercie de votre article sur Tim, mais cela fait mal de le retrouver vivant ne serait-ce qu’un moment. Qu’il puisse produire un tel effet donne, je suppose, la mesure de la réussite d’un morceau d’écriture.

« Je crois que c’était dans un roman d’Aldous Huxley qu’un personnage téléphone à un autre pour s’exclamer avec excitation : “Je viens de trouver une preuve mathématique de l’existence de Dieu !” S’il s’était agi de Tim, il aurait trouvé le lendemain une autre preuve opposant un démenti à la première – et l’aurait crue tout aussi facilement. C’était comme s’il se promenait dans un jardin rempli de fleurs et que chaque fleur fût nouvelle et différente, et il les découvrait toutes à tour de rôle en éprouvant devant chacune le même ravissement, mais en oubliant chaque fois toutes celles qui avaient précédé. Il était entièrement loyal envers ses amis. Eux, il ne les oubliait jamais. Ils étaient ses fleurs permanentes.

« Ce qu’il y a d’étrange, miss Marion, c’est qu’en un sens il me manque plus que ne me manque mon mari. Peut-être m’a-t-il davantage impressionnée que lui. Il se peut que vous puissiez me l’expliquer ; c’est vous l’écrivain.

« Cordialement,

« Angel Archer. »

J’ai écrit cette lettre à Jane Marion, célébrité des milieux littéraires new-yorkais, dont les essais et les articles paraissent dans les meilleurs des petits magazines ; je n’attendais pas de réponse et n’en ai pas reçu. Peut-être son rédacteur en chef, à qui je l’avais adressée, l’a-t-il jetée au panier après l’avoir lue ; je n’en sais rien. L’article de Marion sur Tim m’avait mise en fureur ; il était entièrement fondé sur des informations de seconde main. Marion n’avait jamais connu Tim, ce qui ne l’avait pas empêchée d’écrire sur lui. Elle parlait quelque part de Tim « abandonnant les amitiés quand cela servait son but » ou quelque chose comme ça. C’est faux : Tim n’a jamais abandonné une amitié de sa vie.

Ce rendez-vous que Jeff et moi avions avec l’évêque était important. À deux égards, l’un officiel et l’autre qui se révéla non officiel. Pour ce qui est de l’aspect officiel, j’avais l’intention d’organiser une rencontre entre l’évêque Archer et mon amie Kirsten Lundborg qui représentait le M.E.F. dans la région de la baie. Le Mouvement d’émancipation féminine voulait que Tim prononce à titre bénévole un discours en sa faveur. En tant qu’épouse du fils de l’évêque, on avait pensé que je pouvais mener l’affaire à bien. Inutile de préciser que Tim ne paraissait pas saisir la situation, mais ce n’était pas sa faute : ni Jeff ni moi ne l’avions mis au courant. Tim s’imaginait que nous nous réunissions simplement pour dîner au Bad Luck, dont il avait entendu parler. Tim paierait l’addition car nous n’avions pas du tout d’argent cette année-là, pas plus que l’année d’avant d’ailleurs. Avec mon travail de dactylo dans un cabinet d’avocats sur Shattuck Avenue, c’était moi qui subvenais, si on peut dire, aux besoins du ménage. Le cabinet d’avocats était composé de deux types de Berkeley qui participaient activement à tous les mouvements de protestation. Ils se spécialisaient dans les affaires touchant à la drogue. Leur raison sociale était : BARNES ET GLEASON, CABINET D’AVOCATS ET VENTE DE BOUGIES ; ils vendaient des bougies artisanales, ou tout au moins les avaient en vitrine. C’était la façon de Jerry Barnes d’insulter sa profession et de démontrer qu’il n’avait nulle intention de gagner de l’argent. Sur ce dernier point il réussissait fort bien. Je me rappelle qu’une fois un client reconnaissant l’avait payé en opium : un bâton qui ressemblait à une barre de chocolat noir. Jerry fut incapable de savoir quoi en faire. En fin de compte il en fit cadeau.

Il était intéressant d’observer Fred Hill, l’agent du K.G.B., accueillir ses clients comme tout bon restaurateur, avec sourire et poignée de main. Hill avait un regard glacial. Selon ce qui se racontait dans la rue, il avait l’autorisation d’assassiner ceux des membres du Parti qui paraissaient rétifs. Tim fit à peine attention à Fred Hill pendant que cet enfant de salaud nous conduisait à une table. Je me demandais ce que l’évêque de Californie penserait s’il savait que l’homme qui nous tendait les menus était un ressortissant russe séjournant aux États-Unis sous un faux nom, un officier de la police secrète soviétique. Ou peut-être tout cela n’était-il qu’un mythe de Berkeley. Comme dans les nombreuses années qui avaient précédé, Berkeley et la paranoïa étaient alors étroitement associés. La fin de la guerre du Viêt-Nam n’était pas près d’avoir lieu ; Nixon n’avait pas encore retiré les troupes U.S. Le Watergate se situait à des années dans l’avenir. Des agents du gouvernement fouinaient dans la région de la baie. Nous autres activistes indépendants soupçonnions chacun de connivence ; nous ne faisions confiance à personne, ni aux gens de droite ni aux communistes américains. S’il y avait une seule chose universellement haïe à Berkeley, c’était bien l’odeur de la police.

« Bonsoir, les amis, lança Fred Hill. Comme potage du jour il y a du minestrone. Vous voudriez boire un verre de vin pendant que vous choisissez ? »

Nous répondîmes oui tous les trois et Fred Hill partit le chercher.

« Il est colonel au K.G.B., dit Jeff à l’évêque.

— Très intéressant, fit Tim tout en scrutant le menu.

— Ils sont vraiment sous-payés, remarquai-je.

— C’est pour ça qu’il a ouvert un restaurant », déclara Tim en jetant un regard circulaire sur les autres tables et les clients. « Je me demande s’ils ont du caviar de la mer Noire, ici. » Levant les yeux vers moi, il ajouta : « Vous aimez le caviar, Angel ? Les œufs de l’esturgeon, bien qu’on fasse quelquefois passer les œufs du Cyclopterus lumpus pour du caviar. C’est beaucoup moins cher. J’ai horreur de ça… du caviar de lump, je veux dire. En un sens, parler de “caviar de lump” est un oxymoron. » Il eut un rire principalement destiné à lui-même.

Merde, pensai-je.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? questionna Jeff.

— Je me demande simplement où est passée Kirsten », répondis-je en consultant ma montre.

L’évêque reprit : « On peut trouver les origines du mouvement féministe dans Lysistrata. Comme le dit Aristophane : Abstenons-nous de tout ce qui touche aux babioles de l’amour… » Il se remit à rire. « Et, avec des verrous et des barreaux… » Il s’interrompit, comme s’il hésitait à poursuivre. « Fermons notre porte. C’est un jeu de mots. La porte en question est le vagin.