Pourquoi cette réminiscence ? La sorcière… Jeff avait cité ses mots ou bien c’était moi ; la musique avait fait partie de notre vie, et je pensais à Jeff maintenant, et aux choses qui nous avaient unis. Le destin, songeai-je. La prédestination ; la doctrine de l’Église, fondée sur saint Augustin et sur saint Paul. Tim m’avait dit une fois que le christianisme avait été inventé comme un moyen d’abolir la tyrannie du destin, le fatum antique, mais seulement pour le réintroduire sous la forme de la prédestination – une double prédestination, en fait, puisque certains sont prédestinés à l’enfer, et d’autres au paradis. La doctrine de Calvin.
« Le destin est une chose qui n’existe plus, dis-je. Il a disparu avec l’astrologie, avec l’ancien monde. C’est Tim qui me l’a expliqué. »
Kirsten répondit : « Il me l’a expliqué aussi, mais les morts ont le don de prédire l’avenir ; ils sont situés hors du temps. C’est pour ça qu’on évoque leurs esprits : pour connaître le futur. Pour eux, c’est déjà arrivé. Ils sont pareils à Dieu. Ils voient tout. Nous avons accès à ce merveilleux pouvoir surnaturel – c’est mieux que le Saint-Esprit, qui accorde aussi la faculté de prévoir l’avenir, de le prophétiser. Par cette vieille bonne femme, nous savons que Jeff a la certitude absolue que je vais mourir dans un proche avenir. Alors, comment peux-tu en douter ?
— J’en doute volontiers.
— Mais elle était au courant de l’existence du Bad Luck Restaurant. Tu comprends, Angel, ou bien il faut tout rejeter en bloc ou bien tout accepter ; on ne peut pas choisir. Et si nous rejetons tout, c’est que Jeff n’est pas du tout revenu parmi nous, et en ce cas nous sommes des cinglés. Par contre si nous acceptons tout, c’est qu’il est bien revenu, ce qui pour ma part me convient parfaitement, mais ça veut dire aussi qu’il faut accepter l’idée que je vais mourir. »
Et Tim aussi, pensai-je. Tu as oublié ce détail. C’est bien de toi : tu ne penses qu’à toi.
« Qu’est-ce qu’il y a ? questionna Kirsten en me dévisageant.
— Eh bien, je songeais qu’elle a annoncé également la mort de Tim.
— Tim a le Christ de son côté ; il est immortel. Tu ne savais pas ça ? Les évêques vivent à jamais. Le premier évêque – saint Pierre, j’imagine – est toujours vivant quelque part, en train de gagner sa vie. Les évêques vivent éternellement et ils se font bien payer. Moi je meurs et on ne me paie presque rien.
— Ça vaut mieux que de travailler dans un magasin de disques, dis-je.
— Pas vraiment. Au moins tout ce qui concerne ta vie est étalé au grand jour ; tu n’es pas obligée de te cacher. Ce livre de Tim… tous ceux qui le liront comprendront que lui et moi couchons ensemble. Nous étions en Angleterre ensemble ; nous avons assisté aux phénomènes ensemble. Cette prophétie faite par la vieille dame, c’est peut-être la punition de Dieu pour nos péchés. Coucher avec un évêque et mourir ; comme on disait “Voir Naples et mourir”. Tout ce que je peux dire, c’est que ça n’en valait pas la peine. J’aimerais mieux être vendeuse de disques à Berkeley comme toi… mais il faudrait que je sois jeune comme toi, si je voulais en retirer tous les profits. »
Je déclarai : « Mon mari est mort. Je n’ai pas toutes les veines.
— Oui, mais tu n’as pas la culpabilité.
— Tu parles ! Je suis bourrée de culpabilité.
— Pourquoi ? La mort de Jeff, ce n’était pas ta faute.
— Nous partageons la faute, répondis-je. Tous autant que nous sommes.
— Pour la mort de quelqu’un qui était programmé pour mourir ? On ne se tue que si c’est inscrit dans vos molécules d’A.D N., tu ne savais pas ça ? Ou alors, c’est comme un script, comme l’enseigne Éric Berne. Il est mort au moment où cela figurait dans son script.
— C’est morbide, observai-je.
— Peut-être, mais quand on vient d’apprendre qu’on est condamnée à mourir, on se sent d’humeur morbide. Toi tu n’as pas de voile au poumon et tu n’as jamais eu de cancer. Pourquoi est-ce que ce n’est pas cette vieille dame qui meurt ? Pourquoi moi et Tim ? Je trouve que c’est méchant de la part de Jeff d’avoir dit ça. Il en profite parce qu’il me haïssait de coucher avec son père. Ça va très bien avec les épingles enfoncées sous mes ongles ; c’est de la haine, de la haine envers moi. Je sais reconnaître la haine quand elle se manifeste. J’espère que Tim le soulignera dans son livre… de toute façon il n’y a pas de problème, ce sera dit, puisque c’est moi qui rédige presque tout ; il n’a pas le temps de le faire et, si tu veux la vérité, pas non plus le talent. Toutes ses phrases s’embrouillent. Il est atteint de logorrhée, si tu veux le savoir : il n’y a qu’à l’entendre parler.
— Je ne veux rien savoir, fis-je.
— Est-ce que Tim et toi avez déjà couché ensemble ?
— Mais non, enfin ! protestai-je, stupéfaite.
— Foutaises.
— Bon Dieu, m’écriai-je, tu es cinglée.
— Tu vas dire que c’est à cause des barbituriques que je prends. »
Je la dévisageai et elle soutint mon regard, sans ciller, le visage tendu.
« Tu es cinglée, répétai-je.
— Tu as monté Tim contre moi, accusa Kirsten.
— J’ai quoi ?
— Il pense que Jeff serait toujours vivant si je n’avais pas été là, mais c’est lui qui a voulu qu’il y ait une liaison entre nous.
— Tu… » Je ne savais plus quoi dire. « Tes changements d’humeur deviennent de plus en plus fantasques », prononçai-je enfin.
D’une voix féroce et grinçante, Kirsten jeta : « J’y vois de plus en plus clair. Allons-y. » Elle acheva son verre et descendit de son tabouret en vacillant, tout en me souriant de toutes ses dents. « Allons faire des emplettes. Achetons des bijoux d’argent indiens importés du Mexique ; ils en vendent plein par ici. Tu me considères comme une vieille femme malade et droguée, n’est-ce pas ? Tim et moi avons discuté de l’opinion que tu as de moi. Il estime que c’est préjudiciable et diffamatoire pour moi. Il compte bien t’en parler un jour.
Prépare-toi à ça ; il va te citer la loi canonique. C’est contraire à la loi canonique de porter des faux témoignages. Il ne te juge pas bonne chrétienne ; en fait, il juge que tu n’es pas chrétienne du tout. Il ne t’aime vraiment pas. Tu ne t’en doutais pas ? »
Je ne répondis rien.
« Les chrétiens sont enclins à porter des jugements, poursuivit Kirsten, et les évêques davantage encore. Je dois vivre en supportant le fait que Tim confesse chaque semaine le péché qu’il commet en couchant avec moi ; tu sais quel effet ça fait ? C’est très pénible. Et maintenant il m’y fait aller ; je me confesse et je communie. C’est malsain. Le christianisme est malsain. J’ai envie qu’il se désiste de ses fonctions d’évêque ; je veux qu’il entre dans le secteur privé.
— Ah ? » fis-je, étonnée. Puis je compris. Tim pourrait alors afficher ouvertement ses relations avec elle. Bizarre, me dis-je, que je n’y aie pas songé plus tôt.
« Quand il travaillera pour ce groupe d’experts, dit Kirsten, il n’aura plus besoin de se dissimuler parce qu’ils s’en ficheront. Ce ne sont pas des hommes d’Église ni des chrétiens… ils ne condamnent pas les gens. Ils ne pensent pas à leur salut. Je vais te dire une chose, Angel. À cause de moi, Tim est coupé de Dieu. C’est terrible pour lui et pour moi ; il doit aller prêcher tous les dimanches en sachant qu’à cause de moi il a rompu ses liens avec Dieu, comme dans le péché originel. À cause de moi, l’évêque Timothy Archer récapitule la chute primordiale, et il a choisi volontairement cette chute. Personne ne l’a poussé ; il est tombé de lui-même. C’est ma faute. J’aurais dû lui dire non la première fois qu’il m’a demandé de coucher avec lui. C’aurait été beaucoup mieux, mais je ne savais rien du christianisme ; je ne comprenais pas ce que ça signifiait pour lui, ni ce que ça finirait par signifier pour moi, à mesure que cette saleté suinterait sur moi, cette doctrine du péché originel. Dire que l’homme est né mauvais, quelle doctrine démente ; comme c’est cruel. On ne la trouve pas dans le judaïsme ; c’est saint Paul qui l’a forgée pour expliquer la crucifixion. Pour donner un sens à la mort du Christ, qui en fait n’a aucun sens. Il est mort pour rien, sauf si on croit au péché originel.
4
Le Prince troyen, vous le savez, est contraint/Par le Destin de chercher la terre italienne/La Reine et lui sont maintenant en chasse.