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— Tu y crois maintenant ? demandai-je.

— Je crois que j’ai péché ; je ne sais pas si je suis née ainsi. Mais maintenant c’est la vérité.

— Tu as besoin d’une thérapie.

— L’Église tout entière a besoin d’une thérapie. Tous les médias savent déjà que Tim et moi couchons ensemble, et quand le livre sortira, il faudra qu’il résilie ses fonctions, et ça n’aura rien à voir avec sa foi ou son absence de foi dans le Christ : ce sera en rapport avec moi. C’est moi qui le force à renoncer à sa carrière, et non son manque de foi. Cette vieille folle n’a fait que me répéter ce que je savais déjà : il faut payer pour les choses qu’on fait. Ce serait aussi bien que je meure, vraiment. Ce n’est pas une vie. Chaque fois que nous allons quelque part, il faut prendre deux chambres d’hôtel séparées, et ensuite je me glisse dans la sienne en passant par le couloir… La vieille n’avait pas besoin d’être extralucide pour déceler ce qu’il y a entre nous ; nous le portons sur la figure. Bon, partons faire nos achats.

— Il faudra que tu me prêtes de l’argent, dis-je. Je n’en ai pas assez sur moi.

— C’est l’argent de l’Église épiscopale. » Elle ouvrit son sac. « Ne te gêne pas.

— Tu te détestes », commençai-je ; j’allais ajouter le mot injustement, mais Kirsten m’interrompit.

« Je déteste la position où je me trouve. Je déteste ce que Tim a fait de moi : il m’a donné honte de moi et de mon corps et du fait d’être une femme. Est-ce que c’est pour ça que nous avons fondé le M.E.F. ? Je n’aurais jamais imaginé que je me retrouverais dans une situation pareille, comme une putain à quarante dollars la passe. Il faudrait quelquefois qu’on se parle toi et moi, comme on se parlait autrefois avant que je sois tout le temps occupée à lui écrire ses discours et à prendre ses rendez-vous : la parfaite secrétaire qui adopte toutes les mesures pour que l’évêque ne révèle pas publiquement quel imbécile il est, quel enfant il est ; c’est moi qui ai toutes les responsabilités, et je suis traitée comme si j’étais bonne à mettre au rebut. »

Elle prit dans son sac une poignée de billets qu’elle me tendit ; je les acceptai avec un gros sentiment de culpabilité ; mais je gardai quand même l’argent. Comme l’avait dit Kirsten, il appartenait à l’Église épiscopale.

« J’ai appris une chose », dit-elle alors que nous quittions le bar pour émerger dans la lumière du jour, « c’est à lire toutes les clauses en petits caractères avant de signer.

— Ce que je peux dire sur cette vieille dame, fis-je, c’est qu’elle t’a délié la langue.

— Non… c’est le fait d’être hors de San Francisco. Jusqu’ici tu ne m’avais pas vue ailleurs. Je ne t’aime pas, je n’aime pas le fait d’être une putain de bas étage et je n’aime pas particulièrement ma vie en général. Je ne suis même pas sûre d’aimer Tim. Je ne suis pas sûre d’avoir envie de continuer avec lui. Cet appartement… Sais-tu que j’étais mieux logée avant de rencontrer Tim ? Bien sûr, je suppose que ce n’est pas ça qui compte, enfin en principe. Mais j’avais une vie qui valait la peine d’être vécue. Seulement voilà, j’étais programmée par mon A.D.N. pour me retrouver mêlée à l’existence de Tim, et aujourd’hui une espèce de vieille toquée vient m’annoncer que je vais mourir. Tu veux savoir ce que j’éprouve à cette pensée, ce que j’éprouve vraiment ? Pour moi ça n’a plus d’importance. De toute façon je le savais déjà. Elle l’a lu dans ma tête et me l’a renvoyé, tu le sais très bien. C’est la seule chose qui me reste gravée dans l’esprit à propos de cette séance : j’ai entendu quelqu’un exprimer ce que je pensais de moi et de ma vie et de ce que j’allais devenir. Ça me donne le courage d’affronter la situation et de faire ce que j’ai à faire.

— C’est-à-dire ?

— Tu le verras en temps voulu. J’ai pris une décision importante. Cette journée m’a aidée à m’éclaircir les idées. Je crois que je comprends maintenant. » Elle ne se confia pas davantage. C’était l’habitude de Kirsten de faire des mystères ; elle supposait que cela ajoutait à sa personnalité un élément de charme. En fait, il n’en était rien. Le seul résultat auquel elle parvenait, c’était d’embrouiller les choses, pour elle surtout.

J’abandonnai le sujet. Toutes deux nous partîmes en flânant, en quête d’occasions de dépenser les biens de l’Église.

Nous revînmes à San Francisco à la fin de la semaine, chargés d’achats et fatigués. L’évêque avait obtenu, officieusement, un poste auprès du groupe d’experts de Santa Barbara. Bientôt il annoncerait publiquement son intention de renoncer à son ministère dans le diocèse de Californie. Maintenant que son nouvel emploi était prévu, c’était inéluctable : il était au pied du mur. Entre-temps, Kirsten était entrée à l’hôpital pour subir de nouveaux examens.

Son appréhension l’avait rendue taciturne et morose ; j’allai la voir, mais elle avait peu de choses à dire. Pendant que j’étais assise à son chevet, mal à l’aise et souhaitant être ailleurs, elle tripotait ses cheveux sans cesser de se plaindre. Je la quittai mécontente de moi ; je semblais avoir perdu la faculté de communiquer avec elle – qui avait été ma meilleure amie – et nos rapports se dégradaient en même temps que son humeur.

Vint le moment où l’évêque reçut les épreuves de son livre traitant du retour de Jeff ; Tim s’était décidé pour le titre Here, tyrant Death, que je lui avais suggéré et qui provenait du Belshazzar de Haendel :

Here, tyrant Death, thy terror ends.

Cette allusion à la fin de la tyrannie de la mort lui avait paru adéquate.

Occupé comme toujours par de multiples tâches, il préféra porter les épreuves à Kirsten à l’hôpital pour qu’elle les relise. Lors de ma visite suivante, je la trouvai adossée à ses oreillers, une cigarette dans une main, un stylo dans l’autre, les longs feuillets des épreuves étalés sur les genoux. Il était évident au premier coup d’œil qu’elle était en rage.

« Tu imagines ça ? fit-elle en m’accueillant. Il est passé pour me les donner et il est reparti aussitôt.

— Je peux les relire à ta place, proposai-je en m’installant sur le bord du lit.

— Pas si je vomis dessus.

— Après ta mort tu travailleras encore plus dur.

— Non, je ne travaillerai plus du tout. C’est là qu’est toute la question. Pendant que je lis ce truc je ne cesse pas de me demander : Mais qui va croire à de telles conneries ? Parce que voilà ce que c’est et pas autre chose : des conneries. Regarde. » Elle désigna un paragraphe sur l’épreuve et je me penchai pour le lire. Ma réaction correspondit à la sienne ; la prose était ampoulée, vague et désastreusement pompeuse. Il était manifeste que Tim l’avait dictée à son habituelle vitesse accélérée, comme s’il était pressé d’en finir. Et il était tout aussi manifeste qu’il ne s’était même pas relu une seule fois.