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« Commence par la dernière page, suggérai-je et lis tout à l’envers. Comme ça, tu ne feras pas attention au sens.

— Je crois que je vais les laisser tomber. » Elle fit le geste d’envoyer littéralement les épreuves par terre, les rattrapant juste à temps. « D’ailleurs, est-ce que l’ordre des pages compte seulement ? On devrait les battre comme un jeu de cartes.

— Fais des ajouts, dis-je. Inscris : Tout ça, c’est du bidon.

Ou bien : Et ta sœur, elle porte des chaussettes de quelle couleur ? »

Kirsten, faisant semblant d’écrire, énonça : « Jeff s’est manifesté à nous tout nu en se tenant la quéquette d’une main, et il chantait The stars and stripes forever. » Maintenant nous éclations de rire toutes les deux ; je m’écroulai contre elle, et on se retrouva dans les bras l’une de l’autre.

« Je te donne cent dollars si tu inclus ça, dis-je, presque incapable d’aligner les mots.

— Je les remettrai à l’IRA.

— Non. À l’I.R.S.

— Je ne déclare pas mes gains, fit Kirsten. Les putains n’y sont pas tenues. » Brusquement son humeur changea ; sa gaieté déclina de façon palpable. Elle me tapota doucement le bras, puis m’embrassa.

« En quel honneur cette marque d’affection ? demandai-je, touchée.

— Les médecins pensent que mon voile au poumon signifie que j’ai une tumeur.

— Oh ! non, murmurai-je.

— Si. Voilà, il n’y a rien à ajouter. » Elle me repoussa alors, avec une colère mal réprimée.

« Ils ne peuvent rien faire ? Enfin, ils ne peuvent pas ?…

— Ils peuvent opérer ; ils peuvent procéder à l’ablation du poumon.

— Et tu continues de fumer.

— C’est un peu tard pour renoncer aux cigarettes. Quelle merde. Tiens, cela soulève une question intéressante… je ne suis d’ailleurs pas la première à la poser. Quand on ressuscite d’entre les morts, est-ce qu’on ressuscite sous une forme parfaite ou bien a-t-on toutes les cicatrices, les blessures et les vices de conformation qu’on avait de son vivant ? Jésus a montré à Thomas ses blessures ; il lui a fait mettre la main dans la plaie qu’il avait au flanc. Sais-tu que l’Église est née de cette blessure ? Celle qui avait été faite d’un coup de lance. Du sang et de l’eau en ont coulé pendant qu’il était sur la croix. C’est comme un vagin, le vagin de Jésus. » Elle ne semblait pas plaisanter ; elle paraissait au contraire solennelle et pensive. « La notion mystique d’une seconde naissance spirituelle. Le Christ nous a donné naissance à tous. »

Je m’assis sur la chaise à côté du lit, sans rien dire. J’étais abasourdie et terrifiée par la nouvelle qu’elle venait de m’apprendre ; je ne parvenais pas à réagir. Kirsten, toutefois, semblait tranquille maintenant.

Ils lui ont donné des sédatifs, pensai-je. C’est ce qu’ils font quand ils annoncent ce genre de chose.

« Tu te considères comme une chrétienne maintenant ? » demandai-je finalement, incapable de trouver une idée plus appropriée.

« C’est le phénomène du renard dans son terrier, dit Kirsten. Qu’est-ce que tu penses du titre ? Here, tyrant Death.

— C’est moi qui l’ai choisi. »

Elle me fixa du regard intensément.

« Pourquoi me regardes-tu comme ça ? fis-je.

— Tim a dit que c’était lui qui l’avait choisi.

— En fait, oui, c’est lui. Je lui ai simplement fourni la citation. Une parmi d’autres ; je lui en avais soumis plusieurs.

— Quand était-ce ?

— Je ne sais pas. Il y a quelque temps. J’ai oublié. Pourquoi ? »

Kirsten déclara : « Je trouve ce titre affreux. J’en ai eu horreur dès que je l’ai vu. Et je ne l’ai vu pour la première fois que lorsqu’il est venu me jeter ces épreuves sur les genoux, littéralement sur les genoux. Il ne m’a jamais demandé… » Elle s’interrompit, puis écrasa sa cigarette. « Ça ressemble à l’idée que se fait un amateur de ce que doit être un titre de livre. C’est une parodie de titre de livre. Faite par quelqu’un qui n’a jamais intitulé un livre auparavant. Je suis surprise que son éditeur n’ait pas élevé d’objection.

— Tout cela est dirigé contre moi ? questionnai-je.

— Je ne sais pas. À toi d’en décider. » Elle se mit alors à examiner minutieusement les épreuves, ignorant ma présence.

« Tu veux que je m’en aille ? » demandai-je avec embarras, au bout d’un temps.

Kirsten répondit : « Ce que tu fais m’est vraiment complètement égal. » Elle continua son travail de relecture. Au bout d’un instant, elle s’arrêta pour allumer une autre cigarette. Je vis alors que le cendrier près de son lit débordait de cigarettes à demi fumées et écrasées.

11

Ce fut Tim qui m’apprit son suicide au téléphone. Mon petit frère était venu chez moi me rendre visite ; c’était un dimanche, et je n’avais donc pas besoin d’aller travailler. Et j’ai dû rester là au téléphone, à écouter Tim me dire que Kirsten « venait de s’en aller » ; je pouvais voir mon jeune frère, qui avait vraiment de l’affection pour Kirsten, en train d’assembler un avion modèle réduit en balsa – il devinait que Tim appelait mais bien sûr il ignorait que maintenant Kirsten, comme Jeff, était morte.

La voix de Tim résonnait à mon oreille : « Vous êtes courageuse. Je sais que vous pourrez le supporter.

— Je l’ai vu venir, fis-je.

— Oui », dit Tim. Il parlait d’une voix neutre, mais je savais qu’il avait le cœur brisé.

« Les barbituriques ? demandai-je.

— Elle en a pris… enfin, ils ne sont pas sûrs de la quantité. Elle les a absorbés et a minuté son temps. Elle a attendu. Et puis elle est venue me trouver et m’a tout raconté. Ensuite elle a perdu connaissance. » Il ajouta : « Elle devait retourner demain à l’hôpital.

— Vous avez appelé ?…

— L’ambulance est arrivée presque aussitôt, et ils l’ont emmenée. Ils ont tout tenté. Elle avait déjà assimilé la quantité maximale dans son organisme, alors ce qu’elle a absorbé était en fait une overdose.

— Oui, c’est ce qui s’est produit, répondis-je. Lui faire un lavage d’estomac ne servait à rien ; c’était déjà dans son organisme.

— Voudriez-vous venir ? demanda Tim. Votre présence me serait un réconfort.

— J’ai Harvey avec moi », dis-je.

Mon petit frère leva les yeux.

Je déclarai à son intention : « Kirsten est morte. »

« Ah ? » Il hocha la tête, puis, au bout d’un moment, se pencha de nouveau sur son modèle réduit. C’est comme dans Wozzeck, pensai-je. Exactement comme à la fin de Wozzeck. Toujours pareille à moi-même, l’intellectuelle de Berkeley, envisageant n’importe quoi en m’appuyant sur des références culturelles : opéras, romans, oratorios, poèmes – sans parler des pièces de théâtre.

Du ! Deine Mutter ist tot !

Et l’enfant de Marien, à qui l’on vient ainsi d’apprendre la mort de sa mère, ne sait que répéter :

Hopp, hopp ! Hopp, hopp ! Hopp, hopp !