— J’espère que oui.
— Mon espoir repose en Jésus-Christ, reprit Tim. Tant que vous possédez la lumière, croyez en la lumière et vous deviendrez les fils de la lumière : Évangile selon saint Jean, XII, 36. Ne laissez pas vos cœurs se troubler. Ayez foi en Dieu, et ayez foi en moi : Évangile selon saint Jean, XIV, 1. Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur : Évangile selon saint Matthieu, XXIII, 39. » Le souffle lourd de Tim soulevait sa large poitrine. Me regardant fixement, il pointa vers moi un index et continua : « Je ne vais pas m’en aller ainsi, Angel. Chacun d’eux l’a fait intentionnellement, mais ce ne sera jamais mon cas ; je ne partirai jamais comme un agneau à l’abattoir. »
Alors, vous comptez vous battre, pensai-je. Dieu soit loué.
« Prophétie ou pas, ajouta Tim. Même si Rachel Garret était la sibylle en personne, je ne marcherais pas au sacrifice comme un animal, en offrant ma gorge pour qu’elle soit tranchée. » Une flamme intense embrasait son regard. Je l’avais parfois vu ainsi quand il prononçait un sermon à la cathédrale ; on eût dit qu’il parlait avec l’autorité dont l’apôtre Pierre lui-même l’avait investi, dernier maillon d’une longue chaîne apostolique jamais rompue.
Quand nous eûmes quitté l’appartement pour aller à la cathédrale dans ma voiture, Tim me confia : « Je me fais l’effet d’avoir suivi le sort de Wallenstein quand il s’adonnait à l’astrologie, qu’il avait recours aux horoscopes.
— Vous voulez parler du Dr Garret, dis-je.
— Oui, elle et le Dr Mason ; ces gens ne sont en rien des “docteurs”. Ce n’était pas Jeff. Il n’est jamais revenu de l’autre monde. Tout cela n’a aucun fondement. C’est de la stupidité, comme le disait ce pauvre garçon, le fils de Kirsten. Oh ! Seigneur, son fils… je ne l’ai pas prévenu.
— Je m’en occuperai, dis-je.
— Cette nouvelle va l’achever, observa Tim. Non, peut-être pas. Il est peut-être plus fort que nous ne le soupçonnons. Il a su y voir clair à travers toute cette absurdité du prétendu retour de Jeff.
— Les fous disent souvent la vérité, remarquai-je.
— Alors, il devrait y avoir davantage de fous. Vous aussi, vous le saviez, mais vous n’avez rien dit.
— Il n’est pas question de savoir, répondis-je. Il est question d’évaluer.
— Mais vous n’y avez jamais cru. »
Après un silence, je déclarai : « Je n’en suis pas sûre.
— Kirsten est morte, reprit Tim, parce que nous avons cru à des absurdités. Tous les deux. Et nous y avons cru parce que nous voulions y croire. Maintenant je n’ai plus ce motif.
— Sans doute que non.
— Si nous avions regardé la vérité en face, aujourd’hui Kirsten serait en vie. Il ne me reste qu’à espérer y mettre un terme en ce moment même… et la rejoindre plus tard. Garret et Mason ont pu se rendre compte que Kirsten était malade. Ils ont abusé une femme malade et perturbée, et maintenant elle en est morte. Je les tiens pour responsables. » Il s’interrompit un instant avant de poursuivre : « J’ai cherché à faire entrer Kirsten à l’hôpital pour une cure de désintoxication. J’ai à San Francisco plusieurs amis médecins qui sont spécialisés dans ce domaine. Je savais bien à quel point elle était dépendante et je savais aussi que seuls des professionnels Pouvaient lui venir en aide. Je suis passé par là moi aussi, vous êtes au courant… à cause de l’alcool. »
Je continuai de conduire sans faire de commentaire.
« Et il est trop tard maintenant pour stopper la sortie du livre, enchaîna Tim.
— Vous ne pourriez pas téléphoner à votre éditeur et lui dire que… ?
— Non, le livre lui appartient maintenant. »
J’objectai : « C’est une maison d’édition qui a une bonne réputation. Ils vous écouteraient si vous leur donniez comme instruction de ne pas mettre le livre en vente.
— Ils ont déjà expédié des matériaux de prépublication promotionnels. Ils ont mis en circulation des épreuves et des photocopies du manuscrit. Non, ce que je vais faire… » Tim réfléchit. « Je vais écrire un autre livre. Où je parlerai de la mort de Kirsten et de ma remise en cause de l’occultisme. C’est la meilleure solution.
— Moi, je continue à penser que vous feriez mieux de retirer celui-ci. »
Mais il avait déjà pris sa décision ; il secoua vigoureusement la tête. « Non, il sortira à la date prévue. On doit faire face à sa propre folie – c’est à la mienne que je fais allusion – et ensuite la rectifier. C’est ce que sera mon prochain livre : la rectification de ma folie et de ma sottise.
— De combien était l’avance ? » questionnai-je.
Me lançant un coup d’œil rapide, Tim répondit : « Pas énorme, si on tient compte des ventes potentielles. Dix mille dollars à la signature du contrat ; dix mille autres à la remise du manuscrit. Et enfin un solde de dix mille à la parution.
— Trente mille dollars, ça représente quand même une somme considérable. »
Pensif, Tim ajouta : « Je crois que je vais y ajouter une dédicace. Une dédicace à Kirsten. In memoriam. Et je dirai quelque chose sur mes sentiments à son égard.
— Vous pourriez la leur dédier à tous les deux, suggérai-je. À Jeff et à Kirsten. Et dire : Mais par la grâce de Dieu…
— Très approprié, acquiesça Tim.
— Et vous pouvez ajouter moi et Bill, poursuivis-je. Pendant que vous y êtes. Parce que nous aussi nous sommes dans le film.
— Dans le film ?
— C’est une expression de Berkeley. À part qu’il ne s’agit pas d’un film mais de l’opéra d’Alban Berg, Wozzeck. Tout le monde meurt sauf le petit garçon sur son cheval de bois.
— Je vais leur dicter la dédicace par téléphone, dit Tim. Les épreuves corrigées sont déjà là-bas, à New York.
— Alors, elle a pris le temps de finir son travail de relecture ?
— Oui, répondit-il d’un ton vague.
— Elle s’en est bien tirée ? Après tout, elle ne se sentait pas tellement bien.
— Je suppose qu’elle a fait ce qu’il fallait ; je n’ai pas regardé derrière elle.
— Vous allez faire dire une messe pour elle, n’est-ce pas ? demandai-je. À la Grace Cathedral ?
— Oh ! oui. C’est une des raisons pour lesquelles je…
— Je pense que vous devriez faire venir Kiss, proposai-je. C’est un groupe de rock très estimé. D’ailleurs, vous aviez bien projeté un jour une messe rock.
— Est-ce qu’elle aimait Kiss ?
— Seulement en second après Sha Na Na, indiquai-je.
— Alors, il faudrait avoir Sha Na Na », déclara Tim. Nous nous tûmes un moment tous les deux.
« Non, plutôt le Patti Smith Group, fit-je subitement.
— J’aimerais, dit Tim, vous poser quelques questions à propos de Kirsten.
— Je suis là pour répondre à toutes les questions que vous voudrez.
— Au service funèbre, je voudrais lire certains poèmes qu’elle aimait. Pourriez-vous m’en citer plusieurs ? » Il sortit de sa poche un calepin et un stylo en or, puis attendit ma réponse.
« Il y a un très beau poème de D.H. Lawrence sur un serpent, dis-je. Elle l’aimait beaucoup. Mais ne me demandez pas de vous le réciter ; pour l’instant j’en suis incapable. Je regrette. » Je fermai fugitivement les yeux en essayant d’éviter de pleurer.
12
À la cérémonie, l’évêque Timothy Archer lut le poème de D.H. Lawrence ; il le lut de façon magnifique et je vis combien les gens étaient émus, bien que l’assistance ne fût pas considérable. Il n’y avait pas tant de personnes qui connaissaient Kirsten Lundborg. Je ne cessais de chercher du regard son fils Bill dans la cathédrale.