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Et, pendant que le destin cherchait comment parvenir à ses fins, le cerveau rapide de Tim était totalement engagé dans l’esquive, grâce à tous les mouvements possibles de gymnastique mentale qui détenaient peut-être en eux la force de l’inévitable. C’est probablement ce que nous entendons par le mot « destin » ; s’il n’était pas inévitable, nous n’emploierions pas ce terme ; nous parlerions plutôt de malchance. Nous parlerions d’accidents. Avec le destin il n’y a pas d’accident ; il y a une intention. Et c’est une intention implacable, qui se rapproche de tous les côtés à la fois, comme si l’univers même de l’individu menacé était en train de se rétrécir. Finalement, il ne contient plus rien d’autre que lui et sa sinistre destinée. Il est programmé contre sa volonté pour succomber, et, dans ses efforts pour se libérer en se débattant, il succombe encore plus vite, de fatigue et de désespoir. Alors, de quelque façon que ce soit, le destin triomphe.

Beaucoup de ces choses, c’est Tim qui me les a expliquées. Ses études sur le sujet faisaient partie de son éducation chrétienne. L’ancien monde avait vu surgir les religions gréco-romaines, qui se consacraient à triompher du destin en ayant recours à un dieu au-delà des sphères planétaires, un dieu capable de court-circuiter les « influences astrales », comme on disait en ce temps-là. Pour notre part, maintenant, nous parlons de l’influence de mort contenue dans l’A.D.N. et du script psychologique calqué sur d’autres personnes, amis ou parents. C’est la même chose ; c’est le déterminisme qui vous tue quoi que vous fassiez. Une puissance extérieure à vous doit intervenir pour altérer la situation ; vous ne pouvez pas le faire vous-même, car la programmation vous pousse à accomplir l’acte qui vous détruira ; l’acte est accompli avec l’idée qu’il vous sauvera, alors qu’en fait il vous livre au sort auquel vous voulez échapper.

Tim savait tout cela. Ça ne l’a pas aidé. Mais il a fait de son mieux ; il a essayé.

Les gens qui ont l’esprit pratique ne font pas ce que Jeff et Kirsten avaient fait ; les gens qui ont l’esprit pratique luttent contre cette tendance parce que c’est une tendance romantique, une faiblesse. C’est de la passivité et de l’abandon. Tim pouvait ne pas tenir compte de la mort de son fils dans la mesure où il la considérait comme unique, en partant du principe qu’il n’y avait pas de risque de contagion ; mais quand Kirsten eut suivi le même chemin, Tim fut obligé de changer d’avis, de revenir à la mort de Jeff et de la réévaluer. Il y voyait maintenant les origines du désastre ultérieur, et il voyait ce désastre prendre forme pour lui-même. Ce qui l’amenait à larguer toutes les notions absurdes qu’il avait amassées au début après la mort de Jeff, toutes les idées étranges et miteuses associées avec l’occulte, pour reprendre les épithètes appropriées employées par Menotti. Tim avait soudainement compris qu’il s’était assis à la table dans le petit salon de Mme Flora, dans le dessein d’entrer en contact avec des esprits – dans le dessein, en réalité, de s’abandonner à la folie. Désormais il se comportait de la manière qui l’avait caractérisé tout au long de sa vie : il renonçait à cette voie pour en chercher une autre ; il jetait cette cargaison pernicieuse et se mettait en quête, pour la remplacer, de quelque chose de plus stable, de plus durable et solide. Si on veut sauver le navire, il faut parfois lancer par-dessus bord la cargaison. Ce moment ne survient que lorsque le navire est en danger, ce qui était maintenant le cas de Tim. Le Dr Garret avait prononcé la malédiction sur Kirsten et sur lui. La première partie de la prophétie s’était révélée exacte. Tim pouvait donc s’attendre à être le suivant. Il existe des procédures d’urgence. Elles sont employées par ceux qui sont dans une situation désespérée et ceux qui sont astucieux. Tim était les deux. Par la force des choses. Il connaissait la différence entre le navire (qu’on ne peut pas sacrifier) et la cargaison (qu’on peut sacrifier). Il se considérait comme le navire. Et il considérait sa croyance aux esprits, au retour de son fils de l’autre monde, comme la cargaison. Cette claire distinction était son avantage. Se débarrasser de ses croyances ne compromettait rien pour lui. Et il existait une légère chance pour que cela pût le sauver.

Je me réjouissais de cette lucidité nouvellement retrouvée de Tim. Mais j’éprouvais un profond pessimisme. J’estimais que cette lucidité était la manifestation extérieure de sa volonté de survivre. C’est une bonne chose. On ne peut condamner l’instinct de survie. Mais la seule question qui m’effrayait était : Cela ne venait-il pas trop tard ? Le temps me l’apprendrait.

Quand le navire est sauvé – s’il l’est – les possesseurs des biens jetés à la mer gagnent la vie en échange de ce qu’ils ont perdu. Tim le comprenait consciemment ou inconsciemment. Ce n’était plus le moment de gémir sur des batailles perdues ou de s’interroger sur la réalité du retour de son fils de l’autre monde ; c’était le moment pour Tim de lutter pour sa vie. C’est ce qu’il fit, et il s’y prit du mieux qu’il le put. J’assistai à sa tentative, et quand ce fut possible je lui apportai mon aide. Elle échoua en fin de compte, mais non faute d’efforts.

Ce n’est pas de l’opportunisme. C’est un sursaut de l’être pour assurer son ultime défense. Considérer Tim dans ses derniers jours comme un homme médiocre s’adonnant à un besoin de survie animale à tout prix, en abandonnant toute conviction morale, ce serait méconnaître complètement la situation ; quand votre vie est en jeu, vous agissez de certaines façons si vous êtes intelligent, et c’est ce que fit Tim : il rejeta tout ce qui pouvait l’être, qui aurait déjà dû l’être – il montra les crocs et se proposa de mordre, et c’est ce que fait un homme dans le sens où un homme est une créature décidée à survivre, et tant pis pour la cargaison. Après la mort de Kirsten, Tim se trouvait lui-même en danger de mort imminente, et pour le comprendre dans cette période finale il faut se rendre compte que sa perception des choses était exacte. Il était, comme on dit en psychanalyse, en contact avec la réalité de la situation (comme s’il y avait une distinction entre « situation » et « réalité de la situation »). Il avait envie de vivre. Moi aussi. Et vous aussi, vraisemblablement. Alors, vous devriez pouvoir comprendre quel était l’état d’esprit de l’évêque Archer dans cette période située entre la mort de Kirsten et sa mort à lui, la première qui était un fait accompli, la seconde une éventualité menaçante mais non une réalité, pas encore du moins, même si aujourd’hui, rétrospectivement, nous pouvons la juger inévitable. Mais c’est ce qui se passe toujours quand on se place d’un point de vue rétrospectif : tout paraît inévitable, puisque tout est déjà arrivé.

Et à supposer que Tim ait considéré sa mort comme inévitable, voulue par la prophétie, voulue par la sibylle – ou par Apollon parlant par la bouche de la sibylle –, il n’en était pas moins résolu à affronter ce destin et à se battre de toutes ses forces. C’est là une attitude fort remarquable et digne d’éloge, à mon avis. Il importe peu qu’il se soit délesté des sottises auxquelles il avait cru ; fallait-il qu’il meure pelotonné en les serrant dans ses bras, les yeux fermés, sans montrer les dents ? Non, j’en ai la ferme conviction. J’ai vu la cargaison passer par-dessus bord à l’instant où s’est réalisée la première prophétie de Rachel Garret. Et j’ai dit : Dieu merci.