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Je continue toutefois de penser qu’il aurait mieux fait d’éviter la publication de ce foutu livre, affublé de ce titre dont je m’étais rendue coupable. Mais l’enjeu était de trente mille dollars, et peut-être sa décision de le laisser imprimer n’était-elle qu’une preuve de plus de son sens pratique. Je l’ignore. Certains aspects de la personnalité de Tim Archer, même aujourd’hui, demeurent pour moi un mystère.

Il y a aussi, tout simplement, que ce n’était pas le genre de Tim de faire avorter une erreur ; il préférait la laisser se produire et déposer ensuite un amendement pour la corriger. Sauf quand sa survie physique était impliquée ; là, il allait de l’avant et calculait ses actions. L’homme qui avait passé sa vie en courant, se dépassant lui-même, se distançant comme s’il était poussé par les amphétamines qu’il avalait chaque jour, cet homme maintenant cessait d’un seul coup de courir, et se tournant pour fixer le destin, il lui disait, selon les mots qu’on prête à tort à Luther : « Je me tiens ici ; je ne peux faire autrement (Hier steh’Ich ; Ich kann nicht anders) ». L’ontologiste allemand Martin Heidegger a un terme pour désigner cela : la transformation de l’Être non authentique en Être réel ou Sein. J’ai étudié ça à l’université. Je ne pensais pas voir jamais la chose se produire, mais tel fut le cas. Et ce fut à mes yeux magnifique mais très triste, puisqu’en fin de compte cela échoua.

J’imaginais l’esprit de mon défunt mari pénétrant mes pensées et en retirant un vif amusement. De son vivant, il m’aurait fait remarquer que je me faisais de l’évêque l’image d’un cargo montrant les crocs, métaphore incohérente qui l’aurait plongé dans le ravissement pendant des jours ; j’aurais mis longtemps avant de finir d’en entendre parler. Depuis le suicide de Kirsten, je n’avais plus vraiment les idées en place ; à mon travail, quand je comparais le contenu des expéditions aux listes portées sur les factures, je prêtais à peine attention à ce que je faisais. Je m’étais repliée sur moi-même. Mes collègues et mon patron me le faisaient remarquer. Et je mangeais peu ; je passais mon heure de déjeuner à lire Delmore Schwartz, qui, à ce qu’on m’a dit, mourut la tête dans un sac d’ordures qu’il descendait de chez lui au moment où il succomba à un arrêt cardiaque. Une belle façon pour un poète de quitter ce monde !

Le problème avec l’introspection, c’est qu’elle n’a pas de fin ; comme le rêve de Bottom dans le Songe d’une nuit d’été, elle est sans fond. Mes années universitaires m’avaient appris à forger les métaphores, à les manier, à les entremêler, à les servir sur un plateau ; je suis une maniaque, une droguée de la métaphore, une surculturée. Je pense trop, je lis trop, je me fais trop de souci pour les gens que j’aime. Les gens que j’aimais avaient commencé à mourir. Il n’en restait plus beaucoup ; presque tous étaient partis.

They are all gone into the world of light ! And I alone sit lingring here ; Their very memory is far and bright, And my sad thoughts doth clear[6].

Comme l’écrivait en 1655 Henry Vaughan. Les poètes métaphysiciens mineurs du XVIIe siècle avaient constitué ma spécialité durant mes années d’études. Maintenant, après la mort de Kirsten, je revenais à eux, parce que mes pensées s’étaient tournées, comme les leurs, vers l’autre monde. Mon mari y était parti ; ma meilleure amie y était partie ; je m’attendais que Tim en fît autant bientôt, et c’est ce qui eut lieu.

Malheureusement, je me mis à voir Tim moins souvent. C’est ce qui fut pour moi le coup le plus dur. Je l’aimais vraiment, mais maintenant les liens avaient été tranchés. Tranchés par lui, puisqu’il avait renoncé à ses fonctions dans le diocèse de Californie pour aller s’installer à Santa Barbara avec le groupe d’experts ; son livre, dont je regretterai toujours la parution, était sorti et l’avait désigné aux yeux de tous comme un imbécile ; et la chose s’était combinée avec le scandale de sa liaison secrète avec Kirsten ; les médias, malgré la falsification des preuves opérée par Tim, avaient fini par dénicher la vérité. La carrière épiscopale de Tim prit fin soudainement ; il plia bagage et quitta San Francisco, pour refaire surface dans (comme il l’avait dit) le secteur privé. Là, il pouvait avoir la paix et vivre sa vie sans être soumis aux structures répressives de la loi canonique et de la moralité chrétiennes.

Son absence créait pour moi un vide.

Un troisième élément avait contribué à mettre un terme à ses rapports avec l’Église épiscopale, à savoir les fameux documents zadokites, que Tim ne pouvait pas se borner à laisser en plan. N’étant plus concerné par Kirsten, puisqu’elle était morte, ni par l’occultisme, puisqu’il en admettait la fausseté, il concentrait maintenant toute sa crédulité sur les écrits de cette ancienne secte juive, déclarant comme il le faisait dans des discours, des articles et des interviews que c’était ici, sans nul doute, que résidaient les véritables origines des enseignements de Jésus. Tim était incapable de laisser les ennuis derrière lui. Les ennuis et lui étaient intimement liés.

Je me tenais au courant des activités de Tim en lisant les journaux et les magazines ; je n’avais de contacts avec lui que par procuration ; mais je n’avais plus de relations directes et personnelles avec lui. Pour moi c’était une tragédie pire peut-être que la perte de Jeff et de Kirsten, bien que je n’en aie jamais parlé à personne, pas même à mes psychanalystes. J’avais également perdu de vue Bill Lundborg ; il était sorti de ma vie en échouant dans un hôpital psychiatrique, et je n’avais plus entendu parler de lui. J’avais essayé de retrouver sa trace, sans succès, et j’y avais renoncé.

J’avais donc perdu tous les gens que je connaissais, aussi le temps était-il venu pour moi de nouer de nouvelles relations. J’avais décidé que la vente des disques était devenue pour moi plus qu’un travail : une vocation. En l’espace d’un an, j’avais accédé au poste de gérante de Musik Shop. Les propriétaires me laissaient les mains entièrement libres en ce qui concernait les commandes, et les représentants des diverses marques le savaient. Ce qui me valait de nombreuses invitations au restaurant et des rencontres intéressantes. Je commençai à sortir de ma coquille, à fréquenter davantage les gens ; je finis par me retrouver nantie d’un petit ami, si on peut supporter d’employer un terme aussi rétro (il n’aurait jamais été utilisé à Berkeley). « Amant » est, je suppose, le mot qui convient. Je permis à Hampton de venir habiter chez moi, dans la maison que nous avions achetée avec Jeff, et j’entamai ce que j’espérais être une nouvelle vie.

Le livre de Tim ne s’était pas vendu aussi bien qu’on s’y était attendu ; j’avais vu des invendus soldés dans la plupart des librairies proches de Sather Gate. Il coûtait trop cher et radotait trop ; il aurait mieux valu qu’il l’abrège, dans la mesure où il l’avait lui-même rédigé – la plus grande partie du texte, quand je finis par me décider à le lire, me frappa comme devant être de la main de Kirsten ; tout au moins c’était elle qui avait fait la mouture finale, fondée certainement sur un premier jet dicté au lance-pierres par Tim. C’était ce qu’elle m’avait dit et tel était probablement le cas. Quant à Tim, il ne devait jamais donner suite à son projet d’écrire un autre ouvrage qui rectifierait le tir, contrairement à ce qu’il m’avait promis.

Un dimanche matin, alors qu’Hampton et moi étions installés au salon, en train de fumer un joint et de regarder les dessins animés pour enfants à la télé, je reçus un coup de fil – fort inattendu – de Tim.

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6

« Ils sont tous partis dans le monde de la lumière !/Et je reste seul ici languissant ;/Leur souvenir même est lointain et brillant,/Et mes tristes pensées s’éclaircissent. »