« Vous parlez de magie.
— Je parle de Dieu !
— Dieu est partout.
— Dieu est au wadi. La parousie, la Divine Présence. Elle était là pour les zadokites ; elle y est encore maintenant. Le pouvoir du destin est, dans son essence, le pouvoir du monde, et seul Dieu, exprimé sous la forme du Christ, peut faire sauter le pouvoir du monde. Il est écrit que je vais mourir, sauf si le sang et le corps du Christ me sauvent : c’est écrit dans le Livre des Tisseurs. » Il expliqua : « Les documents zadokites parlent d’un livre où l’avenir de chaque être humain est écrit depuis avant la création. C’est le Livre des Tisseurs ; un peu l’équivalent de la Torah. Les Tisseurs sont le destin personnifié, comme les Normes de la mythologie germanique. Ils tissent le sort des hommes. Seul le Christ, en tant que représentant de Dieu sur Terre, peut se saisir du Livre des Tisseurs pour le lire, transmettre l’information à l’individu concerné, l’avertir de son destin et ensuite, grâce à son infinie sagesse, l’instruire de la manière dont ce destin peut être évité. De la voie qui permet d’en sortir. » Il garda un instant le silence avant de reprendre : « Il vaudrait mieux commander notre repas. Il y a des gens qui attendent. »
Je déclarai : « C’est comme Prométhée dérobant le secret du feu pour en faire bénéficier l’homme. Le Christ s’empare du Livre des Tisseurs, il le lit et il informe l’homme pour le sauver.
— Oui, acquiesça Tim. C’est à peu près le même mythe. À cela près que ce n’est pas un mythe : le Christ existe réellement. En tant qu’esprit, là-bas au wadi.
— Je ne peux pas vous accompagner, dis-je, et je le regrette. Il faudra que vous y alliez seul, et alors vous verrez que le Dr Garret exploite vos peurs comme elle l’a fait pour celles de Kirsten.
— Vous pourriez conduire la voiture.
— Vous trouverez sur place des chauffeurs qui connaissent le désert de la mer Morte. Ce n’est même pas mon cas.
— Vous avez pourtant un sens de l’orientation qui est excellent.
— Non, je me perds. Je me suis perdue. Je suis perdue à l’heure qu’il est. J’aimerais bien y aller avec vous, mais j’ai mon travail, ma vie, mes amis ; je n’ai pas envie de quitter Berkeley – j’y suis chez moi. Je suis désolée, mais c’est la vérité. Berkeley est l’endroit où j’ai toujours vécu. Je ne me sens pas prête à en partir pour le moment. Plus tard, peut-être. » On me servit mon martini ; je l’avalai d’une seule traite, en une gorgée spasmodique qui me coupa le souffle.
Tim reprit la parole : « L’anokhi est la pure conscience de Dieu. C’est par conséquent Haggis Sophia, la Sagesse de Dieu. Seule cette sagesse, qui est absolue, peut lire le Livre des Tisseurs. Elle ne peut changer ce qui est écrit, mais elle peut discerner le moyen de ruser avec le Livre. Ce qui est écrit, en revanche, est fixé une fois pour toutes et ne changera jamais. » Il semblait maintenant abattu, comme s’il avait commencé à abandonner. « J’ai besoin de cette sagesse, Angel. Il n’y a qu’elle qui puisse m’aider.
— Vous êtes comme Satan », commençai-je, puis je me rendis compte que le gin m’avait assommée d’un seul coup ; ce n’était pas ce que j’avais eu l’intention de dire.
« Non », répondit Tim, puis il opina de la tête. « Si, vous avez raison. Je suis comme lui.
— Je regrette d’avoir dit ça, fis-je.
— Je ne veux pas être tué comme un animal. Si ce qui est écrit peut être déchiffré, on peut trouver une réponse. Le Christ a le pouvoir de la trouver – le Christ, Haggis Sophia. Ils sont assimilés depuis l’hypostase de l’Ancien Testament jusqu’au Nouveau. » Mais je pouvais constater qu’il avait renoncé ; il lui était impossible de me faire changer d’avis et il le savait. « Pourquoi, Angel ? demanda-t-il. Pourquoi refusez-vous de venir ?
— Parce que, rétorquai-je, je ne tiens pas à perdre la vie dans le désert de la mer Morte.
— C’est bon. J’irai seul.
— Il faut que quelqu’un survive à tout ça », dis-je.
Tim hocha la tête. « Je veux que ce soit vous qui surviviez, Angel. Alors, restez ici. Excusez-moi de vous avoir…
— Il faut simplement que vous me pardonniez », dis-je.
Il eut un sourire mélancolique. « Vous auriez pu voyager à dos de chameau.
— Ils sentent mauvais, répliquai-je. Ou du moins c’est ce que j’ai entendu dire.
— Si je trouve l’anokhi, j’aurai accès à la sagesse de Dieu. Après qu’il a été absent du monde depuis plus de deux mille ans. C’est de cela que parlent les documents zadokites, de cette sagesse qui nous était jadis ouverte. Pensez à ce que cela représenterait ! »
Le serveur s’approcha de notre table en nous demandant si nous étions prêts à commander. Je répondis que oui ; mais Tim leva la tête vers lui avec confusion, comme s’il avait complètement oublié ce qui l’environnait. La désorientation dont il faisait preuve me fendait le cœur. Mais j’avais pris ma décision. Les structures de mon existence signifiaient trop de choses pour moi ; et, plus que tout, je redoutais de me retrouver mêlée à l’intimité de cet homme : c’est ce qui avait coûté la vie à Kirsten, et, de manière plus subtile, à mon mari. Je voulais maintenant que tout cela fût derrière moi ; j’avais repris le départ ; je ne voulais plus regarder en arrière.
Tristement, sans enthousiasme, Tim indiqua au serveur ce qu’il fallait lui apporter comme plats ; il paraissait désormais oublieux de ma présence, comme si je n’étais plus qu’une ombre. Je me reportai à mon menu, et je vis en lui ce que je voulais. Ce que je voulais était immédiat, fixe, réel, tangible : ça faisait partie du monde et ça pouvait être touché ou pris à pleines mains ; cela impliquait ma maison et mon travail, et cela m’imposait de bannir définitivement de mon esprit des idées à propos d’autres idées, régressant en spirale à l’infini.
Quand nous fûmes servis, il apparut que la cuisine était remarquable. Nous mangeâmes avec plaisir, Tim et moi. Mes clients ne m’avaient pas trompée.
« Fâché contre moi ? » demandai-je quand nous eûmes terminé.
« Non. Heureux parce que vous allez survivre. Et parce que vous resterez telle que vous êtes. » Il pointa alors l’index vers moi, avec sur le visage une expression impérieuse. « Mais si je trouve ce que je cherche, je changerai. Je ne resterai pas tel que je suis. J’ai lu tous les documents et la réponse n’y est pas ; les documents indiquent l’existence de la réponse et son emplacement, mais ils ne la formulent pas. Elle est au wadi. Je prends un risque, mais ça en vaut la peine. Je prends ce risque sans hésiter, car si je découvre l’anokhi, je saurai enfin ce qui fait que ça en vaut la peine. »
Brusquement, saisie d’une inspiration, je m’exclamai : « Vous m’avez menti tout à l’heure. Il ne s’est pas produit d’autres phénomènes.
— C’est exact.
— Et vous n’êtes pas retourné voir Rachel Garret.
— Exact. » Il ne semblait ni contrit ni embarrassé.
« C’était pour m’inciter à aller avec vous.
— J’avais envie que vous veniez. Vous auriez pu conduire. Sans vous… j’ai bien peur peut-être de ne pas trouver ce que je cherche. » Il eut un sourire.
« Ça alors, lançai-je. Quand je pense que je vous ai cru.