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— J’ai fait des rêves, précisa Tim. Des rêves assez perturbants. Mais il n’y a pas eu d’épingles sous mes ongles. Pas de cheveux roussis. Pas de pendules arrêtées. »

Je murmurai d’une voix entrecoupée : « Vous aviez donc tellement le désir que je vous accompagne. » L’espace d’un instant, je ressentis une impulsion profonde en moi, un besoin de partir. « Et vous pensiez aussi que ce serait bon pour moi, ajoutai-je.

— Oui. Mais vous ne viendrez pas. C’est clair et net. Enfin… » Il eut son vieux sourire familier, son sourire sagace. « J’aurai quand même essayé.

— Ça veut dire que je m’encroûte, alors ? En voulant continuer de vivre à Berkeley ?

— Non. Vous êtes une étudiante professionnelle, c’est tout.

— Je gère un magasin de disques.

— Mais vos clients sont les étudiants et le personnel de la faculté. Vous êtes restée attachée par un lien à l’université. Vous n’avez pas rompu le cordon ombilical. Tant que vous ne l’aurez pas fait, vous ne serez jamais pleinement une adulte.

— Je suis née la nuit où j’ai bu du bourbon en lisant la Divine Comédie. Quand j’ai eu cet abcès à une dent.

— Vous avez commencé à naître. Vous avez su que vous étiez en train de naître. Mais c’est seulement si vous étiez venue en Israël que votre naissance aurait eu lieu, là-bas dans le désert de la mer Morte. C’est là que la vie spirituelle de l’homme a débuté, au mont Sinaï, avec Moïse. Les paroles d’Ehyeh… la Théophanie. Le plus grand moment de l’histoire de l’humanité.

— Je serais presque prête à partir, dis-je.

— Eh bien, allez-y », fit-il en tendant la main vers moi.

J’avouai avec simplicité : « Mais j’ai peur.

— C’est là le problème, observa Tim. C’est l’héritage du passé : la mort de Jeff et la mort de Kirsten. C’est maintenant sur vous en permanence : la peur de vivre.

— Mieux vaut être un chien vivant…, entamai-je.

— Mais, remarqua Tim, vous n’êtes pas véritablement en vie. Puisque vous n’êtes pas encore venue au monde. C’est ce qu’entendait Jésus par le terme de seconde naissance, la naissance dans et par l’Esprit : la naissance venue d’En Haut. Voilà ce qu’il y a dans le désert. Voilà ce que je vais y trouver.

— Trouvez-le, dis-je, mais trouvez-le sans moi.

— Celui qui perd sa vie…

— Ne me citez plus la Bible, interrompis-je. J’ai entendu assez de citations, que ce soit les miennes ou celles des autres. D’accord ? »

Solennellement, sans parler, nous nous serrâmes la main. Puis Tim eut un petit sourire ; après l’avoir gardée un instant serrée dans la sienne, il lâcha ma main, puis il consulta sa montre en or. « Il faut que je vous ramène. J’ai encore un rendez-vous ce soir. Vous comprenez ; vous me connaissez.

— Oui, dis-je. Ça ne fait rien. » Et je continuai : « Vous êtes un maître stratège, Tim. J’ai assisté à votre rencontre avec Kirsten. Vous avez tout fait pour me convaincre, ce soir. » Et vous avez bien failli réussir à me persuader, me dis-je. Quelques minutes de plus… et j’aurais cédé. Il aurait suffi que vous insistiez juste un peu plus.

« C’est mon métier de sauver les âmes », déclara Tim énigmatiquement. Je ne pus discerner s’il parlait sérieusement ou avec ironie ; j’en fus tout bonnement incapable. « Votre âme mérite d’être sauvée », ajouta-t-il en se levant de table. « Je suis navré de vous faire partir en hâte, mais il faut vraiment que nous y allions. »

Vous êtes toujours pressé, pensai-je en me levant à mon tour. « C’était un merveilleux dîner, dis-je.

— Ah bon ? Je n’ai pas remarqué ; j’étais préoccupé, apparemment. J’ai tant de choses à finir avant mon départ pour Israël. Maintenant que je n’ai plus Kirsten avec moi pour s’occuper de tous les détails… elle faisait du tellement bon travail.

— Vous trouverez quelqu’un.

— Je croyais vous avoir trouvée, vous. J’ai lancé l’hameçon, ce soir ; j’ai cherché à vous attraper mais je n’y ai pas réussi.

— Une autre fois, peut-être.

— Non, fit Tim. Il n’y aura pas d’autres fois. » Il s’abstint de développer sa pensée. Il n’en avait pas besoin ; je savais qu’il en serait ainsi, pour une raison ou une autre : je le sentais. Tim ne se trompait pas.

Quand Timothy Archer s’envola pour Israël, le journal télévisé de la N.B.C. mentionna la nouvelle brièvement, comme il aurait fait allusion à un passage d’oiseaux migrateurs, un événement trop régulier pour être important mais dont il faut quand même informer les téléspectateurs, ne fût-ce que pour leur rappeler que l’évêque de l’Église épiscopale Timothy Archer existait toujours et exerçait des activités publiques. Puis il n’y eut plus rien, pendant une semaine environ.

Je reçus une carte de lui, mais cette carte me parvint après la diffusion du reportage à sensation sur la découverte de la Datsun abandonnée de l’évêque Archer, dont l’arrière avait quitté la petite route sinueuse pleine d’ornières et reposait sur un rocher faisant saillie, avec sur le siège avant droit la carte routière de station-service toujours posée là où il l’avait laissée.

Le gouvernement d’Israël prit des mesures rapides et fit tout son possible ; ils envoyèrent des troupes et employèrent tous les moyens, mais pour rien. Les journalistes savaient déjà de toute façon que Tim Archer avait péri dans le désert de la mer Morte, parce que c’est tout simplement un endroit où il est impossible de vivre ou même de survivre, tout en escaladant les falaises et en descendant dans les ravins : on finit par retrouver son corps qui était, comme le souligna un des reporters présents sur les lieux, agenouillé comme dans la position de la prière. Mais en fait Tim était tombé du haut d’une falaise. Ce jour-là, comme d’habitude, j’allai ouvrir le magasin de disques et j’encaissai l’argent des ventes, et cette fois je ne versai pas de larmes.

Pourquoi, se demandèrent les journalistes, n’avait-il pas pris un chauffeur professionnel ? Pourquoi s’était-il aventuré seul dans le désert en ne se munissant que d’une carte rudimentaire et de deux bouteilles de Coca-Cola ? Je connaissais la réponse. Parce que, comme toujours, il était pressé. Rechercher un chauffeur lui aurait pris trop de temps. Il ne pouvait tout simplement pas attendre. Comme avec moi ce dernier soir au restaurant chinois, il fallait que Tim se dépêche ; il ne pouvait rester en place ; c’était un homme actif, un fonceur, et il a foncé dans le désert au volant de cette petite quatre cylindres qui n’est même pas sûre sur les autoroutes californiennes, comme l’avait souligné Bill Lundborg ; ces voitures modèle réduit sont dangereuses.

De tous, c’est lui que j’ai le plus aimé. Je l’ai su en apprenant la nouvelle, je l’ai su d’une manière différente : avant ce n’était qu’un sentiment, une émotion. Mais quand j’ai compris qu’il était mort, j’ai été transformée en une sorte de malade qui clopinait et rampait, tout en étant capable d’aller travailler, de répondre au téléphone et de parler aux clients ; je n’étais pas malade au sens où l’est un humain ou un animal ; je suis devenue malade comme une machine. Je continuais de me mouvoir, mais mon âme était morte, cette âme qui, comme Tim l’avait dit, n’avait jamais complètement pris naissance ; cette âme encore à naître mais qui avait quand même un peu vu le jour et qui voulait le voir davantage, qui voulait naître pleinement, cette âme-là était morte et mon corps poursuivait son fonctionnement de façon mécanique.

L’âme que j’ai perdue cette semaine-là n’est jamais revenue ; je suis une machine maintenant, des années plus tard ; c’est une machine qui a entendu annoncer la mort de John Lennon et c’est une machine qui s’est rendue en voiture à Sausalito, en ruminant des pensées de chagrin, pour assister au séminaire d’Edgar Barefoot, parce que c’est ainsi que se comporte une machine, c’est la manière d’une machine d’accueillir l’horrible. Une machine ne sait pas ce qu’elle fait ; elle se contente de grincer, et peut-être de vrombir. C’est tout ce qu’elle est capable de faire. On ne peut attendre davantage d’une machine. C’est tout ce qu’elle a à offrir. C’est pourquoi nous parlons d’elle en tant que machine ; elle comprend les choses, intellectuellement, mais il n’y a pas de compréhension dans son cœur parce que c’est un cœur mécanique, conçu pour agir comme une pompe.