Et alors ce cœur pompe, et la machine rampe et continue sa route, et elle sait sans savoir. Elle maintient sa routine. Elle vit ce qu’elle suppose être la vie : elle se conforme à son programme et obéit aux lois. Elle ne roule pas au-dessus de la vitesse limite sur le Richardson Bridge et elle se dit : Je n’ai jamais aimé les Beatles ; je les trouvais insipides. Jeff a rapporté à la maison Rubber Soul si j’entends encore… elle se répète à elle-même ce qu’elle a vu et entendu, en une simulation de vie. La vie qu’elle a jadis possédée et qu’elle a maintenant perdue ; une vie désormais disparue. Elle sait qu’elle ne sait pas quoi, comme le disent les livres de philosophie à propos d’un philosophe à l’esprit confus ; j’ai oublié lequel. Peut-être Locke. « Et Locke croit qu’il ne sait pas quoi. » Cela m’impressionnait, cette tournure de phrase ; je suis attirée par les phrases habiles, celles que l’on considère comme de bons exemples stylistiques dans le domaine de la prose.
Je suis une étudiante professionnelle et je le resterai ; je ne changerai pas. L’occasion de changer m’a été offerte et je l’ai repoussée ; je suis bloquée, maintenant, et, comme je viens de le dire, je sais mais je ne sais pas quoi.
14
Face à nous, affichant un sourire large comme un quartier de lune, Edgar Barefoot a déclaré : « Et si un orchestre symphonique n’avait d’autre fonction que d’atteindre la coda d’un morceau ? Qu’adviendrait-il de la musique ? Ce ne serait plus qu’un grand fracas, destiné à prendre fin le plus tôt possible. La musique est dans le développement, le déroulement ; si on accélère le processus, on le détruit. Alors, il n’y a plus de musique. Je voudrais que vous méditiez là-dessus. »
D’accord, me suis-je dit. Je vais y méditer. Il n’y a rien d’autre, en ce jour particulier, à quoi je préfère penser. Quelque chose s’est passé, quelque chose d’important, mais je ne veux pas m’en souvenir. Personne ne le veut. Je le vois autour de moi, je vois la même réaction que la mienne chez les autres, à bord de cette péniche de luxe amarrée près de la Porte cinq. Où on vous fait payer cent dollars, la même somme, je crois, que Tim et Kirsten avaient versée à cette loufoque, ce médium à la gomme, là-bas à Santa Barbara, qui nous a tous anéantis.
Cent dollars, ça semble être la somme magique ; elle ouvre la porte de la connaissance. C’est pourquoi je me trouve ici. Ma vie est vouée à la recherche de la connaissance, comme le sont les autres vies qui l’entourent. C’est notre raison d’exister : apprendre.
Apprends-nous quelque chose, Barefoot, me suis-je dit. Raconte-moi ce que je ne sais pas. Moi qui ai la compréhension déficiente, j’aspire à savoir. Tu peux commencer avec moi ; je suis la plus attentive de tes élèves. J’ai confiance en tout ce que tu prononces. Je suis la parfaite idiote, venue ici pour prendre ce que tu as à donner. Continue ton discours ; ça me berce et j’oublie.
« Vous, jeune dame », a dit Barefoot.
J’ai sursauté en me rendant compte qu’il s’adressait à moi.
« Oui, ai-je répondu en sortant de ma torpeur.
— Comment vous appelez-vous ? a questionné Barefoot.
— Angel Archer.
— Pourquoi êtes-vous ici ?
— Pour échapper.
— À quoi ?
— À tout.
— Pourquoi ?
— Parce que ça fait mal, ai-je dit.
— Vous voulez parler de John Lennon ?
— Oui. Et de bien d’autres choses.
— Je vous ai remarquée, a dit Barefoot, parce que vous dormiez. Vous ne le saviez peut-être pas. Est-ce que vous vous en êtes aperçue ?
— Oui, je m’en suis aperçue.
— C’est ainsi que vous voulez que je perçoive votre présence ? Comme celle d’une personne endormie ?
— Laissez-moi tranquille, ai-je dit.
— Je dois vous laisser dormir, alors.
— Oui.
— Faut-il que je vous donne une claque pour vous réveiller ?
— Ça m’est égal. Pour moi ça n’a pas d’importance.
— Que faudrait-il pour vous éveiller ? » a demandé Barefoot.
Je n’ai pas répondu.
« Mon rôle est d’éveiller les êtres.
— Vous êtes encore un pêcheur d’âmes.
— Non, un pêcheur tout court. Je ne sais pas ce que c’est que l’“âme” ; je pêche seulement pour avoir du poisson au bout de ma ligne. Le but d’un pêcheur, c’est de pêcher, un point c’est tout ; s’il s’imagine qu’il pêche pour un autre motif, il se trompe et il induit en erreur ceux qu’il cherche à pêcher.
— Alors, attrapez-moi au bout de votre ligne, ai-je dit.
— Que voulez-vous ?
— Ne jamais me réveiller.
— Alors, venez ici, a dit Barefoot. Montez près de moi. Je vais vous apprendre à dormir. Il est aussi difficile de dormir que de s’éveiller. Votre sommeil est médiocre, il manque de technique. Je peux vous enseigner cette technique aussi facilement que je peux vous apprendre à vous éveiller. Tout ce que vous voulez, vous pouvez l’avoir. Mais êtes-vous sûre de savoir ce que vous voulez ? Peut-être que votre désir secret est de vous éveiller. Peut-être faites-vous erreur sur votre compte. Allons, venez. » Il tendait la main vers moi.
« Ne me touchez pas, ai-je dit en m’avançant vers lui. Je ne veux pas qu’on me touche.
— Vous avez donc au moins cette certitude.
— Absolument.
— Ce qui vous manque, c’est peut-être de ne jamais avoir été touchée par personne, a dit Barefoot.
— C’est à vous de le dire. Moi je n’ai rien à dire. Tout ce que j’avais à dire…
— Vous n’avez jamais rien dit, a coupé Barefoot. Vous avez gardé le silence toute votre vie. C’est seulement votre bouche qui a parlé.
— Si c’est vous qui le dites.
Répétez-moi votre nom.
— Angel Archer.
— Avez-vous un nom secret ? Que personne ne connaisse ?
— Je n’ai pas de nom secret », ai-je répondu. Puis subitement j’ai ajouté : « Je m’appelle Trahison.
— Qui avez-vous trahi ?
— Des amis.
— Eh bien, Trahison, a repris Barefoot, parlez-moi de ces amis que vous avez conduits à leur perte. Comment vous y êtes-vous prise ?
— J’ai agi avec des mots, ai-je dit. Comme je le fais en ce moment.
— Vous êtes experte avec les mots.
— Très experte, ai-je dit. Je suis une malade, une malade des mots. J’ai été formée par des professionnels.
— Je ne possède pas de mots, a dit Barefoot.
— D’accord. Alors je vais écouter.
— Maintenant vous commencez à savoir. »
J’ai hoché la tête.
« Avez-vous des animaux domestiques chez vous ? a questionné Barefoot. Des chiens ou des chats ?
— J’ai deux chats.
— Les soignez-vous, vous occupez-vous d’eux, leur donnez-vous à manger ? Vous sentez-vous responsable d’eux ? Les emmenez-vous chez le vétérinaire quand ils sont malades ?