— Il consiste en quoi ?
— Il consiste à se perdre dans des mots dénués de sens, a dit Barefoot. À devenir un marchand de mots. En perdant tout contact avec la vie. Tim s’était avancé très loin dans ce processus. J’ai lu Here, tyrant Death plusieurs fois. Ça ne veut rien dire, absolument rien. Ce ne sont que des mots. Flatus vocis, un bruit vide. »
Au bout d’un moment j’ai reconnu : « Vous avez raison. Je l’ai lu aussi. » Combien c’était vrai, terriblement et tristement vrai.
« Et Tim s’en est rendu compte, a continué Barefoot. Il me l’a avoué. Il me l’a dit un jour où il est venu me voir, quelques mois avant son départ pour Israël. Il voulait que je l’instruise sur le soufisme. Il voulait échanger tout ce qu’il avait accumulé comme somme de connaissances contre autre chose. Contre de la beauté. Il m’a parlé d’un album que vous lui aviez vendu et qu’il n’avait jamais eu l’occasion d’écouter. Le Fidelio de Beethoven. Il était toujours trop occupé.
— Alors, vous saviez déjà qui j’étais avant de m’adresser la parole.
— C’est pourquoi je vous ai demandé de monter avec moi sur l’estrade, a dit Barefoot. Je vous avais reconnue. Tim m’avait montré une photo de vous et de Jeff. Au début, je n’étais pas sûr. Vous êtes beaucoup plus maigre maintenant.
— Eh bien, j’ai un travail qui me prend beaucoup », ai-je répondu.
Bill Lundborg et moi sommes partis ensemble en voiture sur le Richardson Bridge en direction de l’East Bay. Nous écoutions à la radio l’interminable défilé des chansons des Beatles.
« Je savais que vous aviez essayé de me retrouver, m’a confié Bill, mais ma vie n’allait pas si fort. Ils ont finalement diagnostiqué que j’étais ce qu’ils appellent un hébéphrénique. »
Pour changer de sujet, j’ai dit : « J’espère que la musique ne vous déprime pas ; je peux l’éteindre si vous voulez.
— Non, j’aime bien les Beatles, a dit Bill.
— Vous êtes au courant de la mort de John Lennon ?
— Bien sûr. Comme tout le monde. Alors, vous dirigez Musik Shop maintenant ?
— Oui. J’ai cinq employés sous mes ordres et toute liberté d’achat. J’ai atteint le sommet de l’échelle dans mon domaine. La seule étape suivante serait d’être propriétaire du magasin, mais je n’ai pas l’argent.
— Vous savez ce que ça veut dire, hébéphrénique ?
— Oui », ai-je répondu. Et j’ai pensé que je connaissais même l’étymologie du mot. « Hébé était la déesse grecque de la Jeunesse, ai-je repris.
— Je n’ai jamais grandi, a dit Bill. L’hébéphrénie est caractérisée par de la sottise.
— Il paraît.
— Quand on est hébéphrénique, a poursuivi Bill, on trouve drôles toutes les choses qui arrivent. Par exemple j’ai trouvé drôle la mort de Kirsten. »
Alors, tu es bel et bien hébéphrénique, ai-je pensé tout en conduisant. Parce que ça n’avait vraiment rien de drôle. « Et la mort de Tim ? ai-je demandé.
Eh bien, il y avait des éléments qui étaient drôles. Comme cette petite voiture, cette Datsun. Et ces deux bouteilles de Coca. Tim devait porter des chaussures comme celles que j’ai en ce moment. » Il leva le pied pour me montrer sa Hush Puppies.
« Au moins, ai-je dit.
— Mais, dans les grandes lignes, ce n’était pas drôle. Ce que cherchait Tim n’était pas drôle. Barefoot se trompe : ce n’était pas la mort qu’il cherchait.
— Pas consciemment. Mais inconsciemment, peut-être que si.
— C’est absurde, a dit Bill. Toutes ces histoires sur les motivations subconscientes. On peut énoncer tout ce qu’on veut en raisonnant de cette façon. On peut attribuer aux gens n’importe quelle motivation, puisque c’est impossible à vérifier. Ce que cherchait Tim, c’était ce champignon. Bien sûr, il a choisi un endroit bizarre pour trouver un champignon : un désert. Alors que les champignons poussent là où c’est humide, frais et ombragé.
— Également dans des grottes, ai-je dit. Il y en a là-bas.
— En fait, a repris Bill, ce champignon n’existait même pas. C’est une supposition gratuite. Tim avait piqué l’idée à un érudit nommé John Allegro. Le problème avec Tim, c’est qu’il n’avait pas vraiment de pensées personnelles ; il empruntait les idées des autres et s’imaginait ensuite qu’elles venaient de lui, alors qu’il s’était contenté de se les approprier.
— Oui, mais c’étaient des idées de valeur, et Tim en faisait la synthèse. Il réunissait en un tout des idées qui étaient d’origines diverses.
— Je ne suis pas d’accord : elles n’étaient pas très bonnes. »
Fustigeant Bill du regard, je lui ai lancé : « Qui êtes-vous donc pour porter ainsi un jugement ?
— Je sais, vous l’aimiez bien, a reconnu Bill. Mais vous n’avez pas besoin de prendre tout le temps sa défense. Je ne suis pas en train de l’attaquer.
— Ça y ressemble pourtant beaucoup.
— Moi aussi, je l’aimais. Il y a des tas de gens qui aimaient l’évêque Archer. C’était un grand homme, le plus grand qu’on ait jamais connu. Mais c’était aussi un imbécile, et vous le savez. »
Je n’ai rien répondu ; j’ai continué de conduire en écoutant la radio d’une oreille distraite. Ils passaient maintenant Yesterday.
« En tout cas, Edgar ne se trompait pas en parlant de vous, a poursuivi Bill. Vous auriez dû interrompre vos études et quitter l’université. Vous êtes trop éduquée. »
Avec amertume, j’ai répété : « Trop éduquée. Bon Dieu ! La vox populi. La méfiance à l’égard de l’éducation. J’en ai marre d’entendre ce genre de connerie ; je suis contente de savoir ce que je sais.
— Ça vous a gâché la vie, a dit Bill calmement. Vous êtes très amère et très malheureuse. Vous êtes une personne qui aimait Kirsten, Tim et Jeff et vous ne vous êtes pas consolée de ce qui leur est arrivé. Et votre éducation ne vous a pas aidée à venir à bout de cette situation.
— Il n’y a pas à en venir à bout ! me suis-je exclamée avec rage. C’étaient des êtres bons et maintenant ils sont tous morts !
— Vos pères ont mangé la manne dans le désert et ils sont tous morts.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— C’est Jésus qui a dit ça. Je pense qu’on doit le prononcer à la messe. J’ai assisté plusieurs fois à la messe avec Kirsten, à la cathédrale. Une fois, alors que Tim distribuait la communion – Kirsten était agenouillée à la balustrade – il lui a passé une alliance au doigt en cachette. Personne ne s’en est aperçu, mais elle me l’a dit plus tard. C’était une alliance symbolique. Et Tim était en soutane à ce moment-là.
— Allez-y, racontez-moi tout, ai-je dit âprement.
— Mais justement je suis en train de vous raconter. Saviez-vous que… ?
— J’étais au courant pour l’alliance, ai-je dit. Moi aussi elle m’en a parlé. Elle me l’a même montrée.
— Ils se considéraient comme étant mariés spirituellement. Aux yeux de Dieu sinon à ceux de la loi. Vos pères ont mangé la manne dans le désert et ils sont tous morts. C’est une allusion à l’Ancien Testament. Jésus apporte…
— Oh ! non, ça n’est pas vrai ! me suis-je écriée. Je croyais que j’avais fini d’entendre répéter tous ces trucs. Je ne veux plus jamais écouter ça. Ça n’a fait aucun bien autrefois et ça n’en fera jamais. Barefoot parle de mots inutiles… eh bien, en voilà qui le sont vraiment. Pourquoi vous appelle-t-il un bodhisattva ? Qu’est-ce que c’est que cette compassion et cette sagesse dont vous disposez ? Vous avez atteint le nirvana et vous êtes revenu aider les autres, c’est ça ?