— Eh bien, vous serez heureuse de savoir que votre vieil ami n’est pas mort.
— Et c’est là qu’est la question. »
Il a hoché la tête. « Oui.
— Il me semblerait plutôt, ai-je remarqué prudemment, que la chose va plus loin que ça. Ce serait un miracle aux yeux du monde entier, un phénomène sur lequel se pencheraient les savants. Cela prouverait qu’il y a bien une vie éternelle, qu’il existe un autre monde – que tout ce à quoi croyaient Tim et Kirsten est vrai. Que ce qui est écrit dans Here, tyrant Death est la vérité. Vous n’êtes pas d’accord ?
— Si, je suppose. C’est ce que pense Tim ; il y pense énormément. Il veut que j’écrive à mon tour un livre, mais j’en suis incapable ; je n’ai aucun talent pour l’écriture.
— Vous pouvez agir comme si vous étiez le secrétaire de Tim. C’est ce que faisait votre mère. Tim peut vous dicter le texte et vous, vous le mettez par écrit.
— Il parle sans arrêt à un kilomètre à la minute. J’ai essayé d’écrire ce qu’il dit mais… sa manière de penser est complètement tordue. Si vous me pardonnez l’expression. C’est entièrement désorganisé, ça s’en va dans tous les sens. Et je ne connais pas le sens de la moitié des mots. En fait, ce n’est pas que des mots ; en grande partie, c’est simplement des impressions.
— Vous pouvez l’entendre en ce moment ?
— Non, pas en ce moment. D’habitude c’est quand je suis seul et que personne d’autre ne parle. Alors, en quelque sorte, je peux me brancher sur lui.
— Hystêrôn-protêrôn, ai-je murmuré. Quand la chose à démontrer est incluse dans les prémisses. Donc tout le raisonnement ne sert à rien. Bill, ai-je ajouté, c’est une justice à vous rendre : vous m’avez enfermée dans un nœud, vraiment. Est-ce que Tim se souvient d’avoir renversé la pompe à essence ? Non, ne vous en faites pas : envoyez promener la pompe à essence. »
Bill a déclaré : « C’est une présence mentale. Tiens, le mot “présence”, je me souviens qu’il l’utilisait souvent. La Présence, comme il l’appelle, était là dans le désert.
— C’était peut-être l’anokhi, ai-je dit.
— Ce qu’il cherchait ?
— Apparemment il l’a trouvé. Et qu’a dit Barefoot quand vous lui avez appris la nouvelle ?
— C’est là qu’il m’a dit que j’étais un bodhisattva. Je suis revenu. Tim est revenu, je veux dire, par compassion pour les autres. Pour ceux qu’il aime. Comme vous.
— Et que Barefoot va-t-il faire de cette nouvelle ?
— Rien.
— Rien, ai-je dit en écho, en hochant la tête.
— Je n’ai aucun moyen de le prouver aux sceptiques. Edgar l’a souligné.
— Pourquoi ne pouvez-vous pas le prouver ? Ce devrait être facile. Vous avez accès à tout ce que connaissait Tim ; comme vous le disiez – la théologie, les détails de sa vie personnelle. Des faits. Ce devrait être simple comme bonjour de le prouver.
— Est-ce que je peux vous le prouver ? a objecté Bill. Même à vous, je ne le peux pas. C’est comme la croyance en Dieu ; on peut connaître Dieu, savoir qu’il existe, en avoir fait l’expérience, et pourtant on ne peut le prouver à personne.
— Vous croyez en Dieu maintenant ?
— Bien sûr, a-t-il opiné.
— Je suppose que maintenant vous croyez à des tas de choses.
— À cause de Tim en moi, je sais beaucoup de choses ; ce n’est pas seulement de la croyance. C’est comme… (il a fait un geste plein d’ardeur)… comme si j’avais avalé un ordinateur ou bien la totalité de l’Encyclopœdia britannica, ou une bibliothèque entière. Les faits, les idées, vont et viennent en me sifflant dans la tête ; mais ils vont trop vite, c’est là qu’est le problème. Je ne les comprends pas ; je ne peux pas m’en souvenir ; je ne peux pas les écrire ni les expliquer aux autres. C’est comme si je recevais K.P.F.A. vingt-quatre heures sur vingt-quatre à l’intérieur de la tête, sans cesse. Par bien des côtés, il y a de quoi être affligé. Mais c’est intéressant. »
Amuse-toi avec tes pensées, me suis-je dit. C’est ce qu’Harry Stack Sullivan disait des psychotiques : ils s’amusent sans fin avec leurs pensées, et ils oublient le monde.
Il n’y a pas grand-chose à dire quand on vous fait une révélation comme celle que venait de m’annoncer Bill Lundborg – à supposer que pareille révélation ait jamais été faite par ailleurs. Bien sûr, cela ressemblait à ce que Tim et Kirsten m’avaient révélé à leur retour d’Angleterre, après la mort de Jeff. Mais c’était une mince affaire comparée à celle-ci. Celle-ci, pensais-je, c’est l’ultime escalade, le monument. L’autre révélation n’était que la pancarte annonçant le monument.
La folie, comme les petits poissons, se déplace en foule ; elle se reproduit à de multiples exemplaires. Elle n’est pas solitaire. La folie ne demeure pas contenue ; elle se déploie d’un bout à l’autre du paysage.
Oui, pensais-je, c’est comme si nous étions sous l’eau ; non pas dans un rêve – comme le disait Barefoot – mais dans une cuve, où notre bizarre conduite et nos croyances encore plus bizarres seraient soumises à observation. Je suis une camée de la métaphore ; Bill Lundborg est un camé de la folie, qui possède pour celle-ci un appétit insatiable et s’en repaît par tous les moyens possibles. Tout cela au moment précis où la folie semblait déborder du monde. D’abord la mort de John Lennon et ensuite cette histoire : tout cela pour moi le même jour.
Rien chez Bill n’était plausible, même Edgar Barefoot devait sans doute l’admettre. Mais quand quelqu’un est malade et a besoin d’aide, et que c’est un être candide qui ne fait aucun mal, on le trouve touchant et pathétique. Cette folie est née de la souffrance, de la perte d’une mère et de ce qui équivalait certainement à un père dans le vrai sens du terme.
Je le sentais, et je le sentirai toujours tant que je vivrai. Mais la solution de Bill ne pouvait pas être la mienne.
Pas plus que la mienne – m’occuper du magasin de disques – ne pouvait être la sienne. Nous devions chacun trouver notre solution et, en particulier, résoudre le genre de problème que crée la mort pour les autres – mais pas seulement la mort : la folie aussi, la folie menant à la mort finale comme à son but logique.
Quand ma colère initiale à l’égard de la psychose de Bill Lundborg eut fini par se calmer, je me mis à la juger comique. L’utilité de Bill, non seulement pour lui mais pour nous tous, avait été son enracinement dans le concret. Et c’était cela précisément qu’il avait perdu. Sa présence au séminaire d’Edgar Barefoot était la marque du changement survenu chez lui ; le gosse que j’avais précédemment connu n’aurait jamais mis les pieds dans un pareil endroit. Bill avait suivi le même chemin que nous tous : il s’était abîmé dans l’absurdité et la sottise, loin de toute rédemption.
La seule différence, c’est que Bill pouvait maintenant être touché émotionnellement par les morts diverses qui s’étaient abattues sur nous. Ma solution était-elle meilleure ? Je travaillais ; je lisais ; j’écoutais de la musique sous forme de disques ; je vivais ma vie professionnelle et je savais que là se situait mon avenir, que les disques étaient devenus pour moi des choses tangibles, plus seulement des objets de plaisir mais des objets à acheter et à vendre.
Que l’évêque soit revenu de l’autre monde pour habiter désormais l’esprit ou le cerveau de Bill Lundborg, c’était tout à fait impossible, et cela pour des raisons évidentes. On sait cela instinctivement ; on n’en discute pas ; on le perçoit comme un fait absolu : cela ne peut pas se produire. J’aurais pu questionner Bill sans cesse, en essayant d’établir la présence en lui de souvenirs connus seulement de Tim et de moi, mais cela n’aurait mené nulle part. Comme pour le dîner que nous avions pris ensemble au restaurant chinois d’University Avenue à Berkeley, toutes les données devenaient suspectes car il y a bien des façons pour ces données de surgir dans l’esprit humain, des façons plus facilement acceptables et expliquées que cette hypothèse : un homme est mort en Israël et sa psyché a flotté à travers le monde jusqu’à choisir, entre tous, le dénommé Bill Lundborg aux États-Unis, pour se plonger en lui, dans son cerveau en attente, et y établir résidence en crachotant des idées, des pensées et des souvenirs. Cela n’appartient pas au domaine du réel ; c’est l’invention d’un jeune homme dérangé qui s’affligeait du suicide de sa mère et de la mort subite d’une image du père, qui s’affligeait et qui essayait de comprendre, et un jour dans son esprit s’était présenté, non pas Timothy Archer, mais le concept de Timothy Archer, la notion que Timothy Archer était là, en lui, spirituellement, tel un fantôme. Il existe une différence entre la notion d’une chose et cette chose elle-même.