— Papa, intervint Jeff, nous attendons une amie d’Angel. Je t’ai parlé d’elle l’autre jour.
— Non video, répondit l’évêque. Je dis que je ne la vois pas, le pronom “la” étant sous-entendu. Regardez, cet homme va nous prendre en photo. »
Fred Hill, muni d’un appareil photo pourvu d’un flash, s’approchait de notre table. « Votre Grâce, me permettez-vous de vous photographier ?
— Je vais vous prendre tous les deux ensemble, proposai-je en me levant. Vous pourrez mettre la photo au mur, dis-je à Fred Hill.
— Je suis tout à fait d’accord », conclut Tim.
Kirsten Lundborg nous rejoignit au cours du repas. Elle avait l’air triste et fatiguée, et ne trouva au menu rien qui lui convînt. Elle se contenta de boire un verre de vin blanc sans manger, parlant très peu mais fumant cigarette sur cigarette. Son visage était tendu. Nous l’ignorions alors, mais elle souffrait d’une légère péritonite chronique, maladie qui peut être – et pour elle ce serait bientôt le cas – très grave. Elle semblait à peine consciente de notre présence. Je m’imaginais qu’elle avait cédé à l’une de ses crises de dépression périodiques ; je n’avais pas idée ce jour-là qu’elle était malade physiquement.
« Tu devrais prendre un toast et un œuf à la coque, proposa Jeff.
— Non », dit Kirsten en secouant la tête. Un moment après elle ajouta : « Mon corps essaie de mourir. » Elle n’entra pas dans les détails. Nous étions tous mal à l’aise. Je suppose que c’était l’idée qu’elle avait dans la tête. Mais peut-être pas. L’évêque Archer l’examina attentivement, avec beaucoup de compassion. Je me demandai s’il comptait suggérer une imposition des mains. C’est une pratique qui a cours dans l’Église épiscopale. Le pourcentage de guérisons n’est enregistré nulle part à ma connaissance, ce qui est aussi bien.
Elle parla surtout de son fils Bill, que l’armée venait de réformer pour raisons psychologiques. Elle semblait en être à la fois contente et contrariée.
« Je suis surpris d’apprendre que vous avez un fils en âge de faire son service », constata l’évêque.
Kirsten garda un moment le silence. Ses traits étaient plus sereins. Il était évident que la remarque de Tim lui avait fait plaisir.
À cette période de sa vie c’était une femme plutôt belle, mais une perpétuelle expression renfrognée gâchait cette beauté. Tout en l’admirant, je savais que Kirsten était incapable, si l’occasion s’en présentait, de résister à l’envie de décocher une réplique cinglante : défaut qu’elle avait, on peut le dire, transformé en don. Tout est une question d’aptitude verbale. Si on manie assez bien les mots, on peut insulter les gens sans qu’ils osent réagir, mais si on le fait sottement et maladroitement, on n’a pas le dessus.
« Bill n’a cet âge-là que physiquement », dit Karen. Mais elle semblait plus heureuse maintenant. « Je sors de chez le coiffeur, poursuivit-elle. C’est pour ça que j’étais en retard. Une fois, juste avant que je m’envole pour la France, ajouta-t-elle en souriant, ils avaient tellement raté ma permanente que j’avais l’air d’un clown. Pendant tout mon séjour à Paris j’ai dû porter un babouchka. Je disais à tout le monde qui j’étais en pèlerinage à Notre-Dame.
— Qu’est-ce que c’est qu’un babouchka ? demanda Jeff.
— Un paysan russe », indiqua l’évêque.
Fixant ses yeux sur lui avec attention, Kirsten admit « C’est vrai. Je dois m’être trompé de mot.
— Non, précisa l’évêque. Le terme désignant l’étoffe qu’on porte autour de la tête dérive…
— Oh ! pitié », protesta Jeff.
Kirsten sourit et but une gorgée de vin blanc.
« Je crois comprendre que vous êtes membre du M.E.F. enchaîna l’évêque.
— Je suis le M.E.F., souligna Kirsten.
— Elle en est l’une des fondatrices, dis-je.
— Vous savez, j’ai des positions très arrêtées en ce qui concerne l’avortement, reprit l’évêque.
— Moi aussi, dit Kirsten. Quelles sont les vôtres ?
— Notre sentiment est que le fœtus est investi de droits qui proviennent non de l’homme mais de Dieu, expliqua l’évêque. Prendre une vie humaine est interdit depuis le décalogue.
— Laissez-moi vous poser une question, répliqua Kirsten. Pensez-vous qu’un être humain a des droits après sa mort.
— Je vous demande pardon ? s’étonna l’évêque.
— Eh bien, fit Kirsten, vous leur accordez des droits avant leur naissance ; pourquoi pas des droits égaux après leur mort ?
— En fait, déclara Jeff, les individus gardent des droits quand ils sont morts. Il faut une décision de justice pour pouvoir utiliser un cadavre ou des organes prélevés sur un cadavre à des fins…
— J’essaie de manger tranquille », interrompis-je, entrevoyant déjà une discussion sans fin, au terme de laquelle l’évêque refuserait de faire le discours pour le M.E.F. « On ne pourrait pas parler d’autre chose ? »
Sans se laisser démonter, Jeff insista : « Je connais un type qui travaille au bureau du coroner. Il m’a raconté qu’une fois dans le service de réanimation de je ne sais plus quel hôpital on a prélevé pour une transplantation les yeux d’une femme qui venait juste de mourir, avant même que les écrans de contrôle aient cessé d’indiquer les traces de vie. Il m’a dit que ça se passe tout le temps. »
Le silence s’installa ; nous mangions pendant que Kirsten buvait son vin ; mais l’évêque continuait de la regarder d’un air compatissant. Plus tard seulement, j’ai songé qu’il avait senti sa maladie latente, perçu ce qui nous échappait. Peut-être était-ce dû à son ministère pastoral, mais je l’ai revu maintes fois discerner un besoin chez quelqu’un alors que personne d’autre n’en avait conscience ou ne s’en souciait, pas même parfois l’être concerné.
« J’ai la plus grande estime pour le M.E.F., déclara-t-il d’une voix douce.
— Comme beaucoup de gens », répondit Kirsten, mais cette fois elle paraissait véritablement contente. « Est-ce que l’Église épiscopale autorise l’ordination des femmes ?
— Pour la prêtrise ? dit l’évêque. Ce n’est pas encore venu mais ça viendra.
— Alors je suppose que personnellement vous approuvez.
— Certainement, fit-il en hochant la tête. Je me suis intéressé activement à la modernisation de l’appellation des diacres des deux sexes. Ainsi, dans mon diocèse, je refuse qu’on emploie le terme de “diaconesse” ; je tiens à ce qu’on les appelle “diacres” même si ce sont des femmes. La standardisation de la formation des diacres permettra plus tard d’ordonner certains diacres femmes pour en faire des prêtres. C’est une échéance inévitable et j’y travaille avec ardeur.