« Ne prends pas cet air fâché, déclara Kirsten.
— Et de qui est venue l’idée ?
— Pourquoi te mets-tu en colère ?
— C’est toi qui as pris l’initiative ?
— Nous en avons parlé ensemble. »
Et puis, au bout d’une minute, je ne pus m’empêcher d’éclater de rire. Kirsten, d’abord contrariée, se joignit à moi ; des passants nous regardèrent avec curiosité tandis que nous pouffions, cramponnées l’une à l’autre, sur l’herbe au bord de la baie. « C’était bon ? » parvins-je finalement à dire. « Enfin c’était comment ?
— C’était terrible. Mais maintenant il faut qu’il se confesse.
— Ça veut dire que vous ne pouvez pas recommencer ?
— Si, mais il devra se reconfesser.
— Tu ne vas pas aller en enfer ?
— Lui, si. Mais pas moi.
— Ça ne te tracasse pas ?
— Quoi ? De ne pas aller en enfer ? » Elle gloussa.
« Il faut avoir une attitude adulte face à cette situation, dis-je.
— Oh ! oui. Il faut absolument avoir une attitude adulte. Il faut faire comme si tout était normal. Même si ce n’est pas normal. Enfin je ne veux pas dire que c’est anormal dans le sens de… tu vois quoi.
— Comme de le faire avec un bouc. »
Kirsten poursuivit : « Je me demande s’il existe un mot pour désigner ça… le faire avec un évêque. Évêquophilie. C’est Tim qui a suggéré ça. » Nous devions nous soutenir mutuellement pour nous empêcher de tomber ; aucune de nous ne pouvait mettre un frein à son hilarité. « Oh ! mon Dieu », reprit-elle en essuyant les larmes de rire qu’elle avait au coin des yeux « c’est terrible. Nous sommes vraiment en train d’aller en enfer, tout droit en enfer. Tu sais ce qu’il m’a laissée faire ? Elle se pencha pour murmurer à mon oreille. « J’ai essayé plusieurs de ses soutanes et sa mitre. C’est moi la première femme évêque.
— Peut-être pas la première.
— J’avais une de ces allures. Ça m’allait mieux qu’à lui. Il faudra que tu voies ça. On va avoir un appartement. Mais je t’en prie, surtout pas un mot là-dessus, parce qu’il va le payer sur ses fonds discrétionnaires.
— L’argent de l’Église ? dis-je en la dévisageant. Ce n’est pas illégal ?
— Non, ce n’est pas illégal. C’est pour ça qu’on les appelle des fonds discrétionnaires ; il peut en faire ce qu’il veut. Je vais travailler pour lui en tant que… nous n’avons pas vraiment encore décidé, mais une sorte de secrétaire générale, pour organiser ses discours et ses déplacements. Ce qui ne signifie pas que je compte quitter le M.E.F. » Elle se tut un instant avant de continuer : « Le problème, ça va être Bill. Je ne peux pas lui en parler parce qu’il est à nouveau chez les dingues. Enfin je ne devrais pas dire ce mot. Les termes à employer c’est qu’il souffre de retrait autistique avec idéation détériorée et hallucinations, plus alternance de stupeur catatonique et d’excitation. Il est au Hoover Pavilion, à Stanford, pour un diagnostic. Ce sont les meilleurs de la côte Ouest pour les diagnostics. Ils ont quatre psychiatres qui s’occupent uniquement de ça.
— Je suis navrée, dis-je.
— C’est à cause du service militaire. L’anxiété à l’idée d’être incorporé. Ils l’ont accusé de simulation. Enfin, c’est la vie. De toute façon il aurait dû abandonner ses études. Quand ça le prend, ça commence toujours de la même façon : il se met à pleurer et il ne vide plus les ordures. Qu’il pleure, ça ne me gêne pas, mais c’est les ordures qui sont épouvantables. Elles s’entassent partout. Et il ne se lave plus. Et il ne sort plus de chez lui. Et il ne paie plus ses factures, alors on lui coupe le gaz et l’électricité. Et il se met à écrire des lettres à la Maison-Blanche. Tim et moi en avons discuté. Mais il n’y a presque personne à qui j’en parle. C’est pour ça que je pense pouvoir tenir secrète ma liaison avec Tim : j’ai l’habitude de ne pas parler des choses. Non, au fait, je me suis trompée. Ça ne commence pas quand il pleure : c’est quand il n’est plus capable de conduire sa voiture. Il a une phobie de la conduite ; il a tout le temps peur de quitter la route. D’abord ce sont les routes, et ensuite ça s’étend à n’importe quelle rue, et puis après il finit même par avoir peur de marcher pour aller chez l’épicier, alors résultat : il ne s’achète pas à manger. De toute façon ça ne fait rien parce qu’à ce stade il ne mange plus du tout. » Elle se tut un moment. « Ça me fait penser aux paroles d’une cantate de Bach », reprit-elle enfin, avec une ébauche de sourire. « La Cantate du café. Il y est question des soucis que vous causent les enfants. Ce sont cent mille malheurs, ou quelque chose comme ça. Bill la jouait. Il n’y a pas beaucoup de gens qui savent que Bach a écrit une cantate sur le café, mais pourtant il l’a fait. »
Nous marchâmes quelque temps en silence.
« On dirait les symptômes d’une…, commençai-je.
— D’une psychose, oui. Ils ont essayé sur lui tous les nouveaux dérivés de la phénothiazine qui se présentaient. Ça lui vient par cycles, mais les cycles empirent. Il va de plus et plus mal et ça dure de plus en plus longtemps. Mais je n’aurais pas dû soulever la question ; ce n’est pas ton problème.
— Ce n’est pas grave.
— Peut-être que Tim pourrait effectuer sur lui une cure spirituelle. Est-ce que Jésus ne guérissait pas les malades mentaux ?
— Il a fait descendre les esprits malins dans une bande de pourceaux, répondis-je. Et ils ont tous sauté dans un précipice.
— C’est plutôt du gâchis, remarqua Kirsten.
— Les gens pouvaient quand même les manger.
— Pas s’ils étaient juifs. Et puis qui voudrait manger une, côte de porc où il y a un esprit malin ? Je ne devrais pas plaisanter, mais… Tiens, il faudra que j’interroge Tim là-dessus. Enfin, plus tard. Pour l’instant Bill m’a complètement mise à plat. Je suis bousillée, je t’assure. Quand je vois Jeff et la différence qu’il y a entre eux ; ils ont presque le même âge et Jeff est tellement en prise sur la réalité.
— N’en suis pas si sûre », dis-je.
Kirsten continua : « Quand Bill sortira de l’hôpital, j’aimerais qu’il rencontre Tim. J’aimerais aussi qu’il rencontre ton mari ; ils ne se connaissent pas, n’est-ce pas ?
— Non. Mais si tu crois que Jeff peut lui servir de modèle, je ne suis pas sûre que…
— Tu sais, Bill a très peu d’amis. Il est renfermé. Je lui ai parlé de toi et de ton mari ; vous êtes tous les deux de sa génération. »
À cette perspective, j’eus le pressentiment que dans un avenir imprécis le fils fou de Kirsten allait semer la pagaille dans nos vies. Je fus surprise d’avoir cette pensée. Elle n’était pas charitable, et en outre elle renfermait quelque chose comme de la peur. Je connaissais mon mari et je me connaissais moi. Ni l’un ni l’autre n’étions préparés à jouer les psychothérapeutes amateurs. Mais Kirsten avait le don d’organiser les situations. Elle amenait les gens à faire les choses, des choses peut-être louables mais qui n’étaient pas forcément à leur bénéfice.
J’eus à cet instant l’intuition aiguë que j’étais manœuvrée. Au Bad Luck, j’avais vu l’évêque Archer et Kirsten Lundborg se manœuvrer l’un l’autre, mais la transaction leur bénéficiait à tous deux, ou du moins ils le pensaient. En revanche cette histoire avec son fils Bill me paraissait absolument à sens unique. Je ne voyais pas ce que nous avions à y gagner.
« Tu me préviendras quand il sera sorti, dis-je. Mais je pense que Tim, avec toute son expérience, serait plus qualifié pour…