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— Peut-être, mais il y a la différence d’âge. Et n’oublie pas le risque de retomber sur l’image du père.

— Ce ne serait peut-être pas un mal. C’est peut-être de ça que ton fils a besoin. »

Kirsten me fustigea du regard en disant : « J’ai élevé Bill comme il le fallait. Son père est sorti de notre existence et c’était ce qu’il avait de mieux à faire.

— Je ne voulais pas dire…

— Je sais très bien ce que tu voulais dire. » Kirsten me dévisageait, et maintenant, réellement, son expression avait changé ; elle était furieuse et je pouvais lire de la haine sur sa figure. Cela la faisait paraître plus vieille. Cela lui donnait l’air, en fait, d’être physiquement malade. Son visage avait un côté bouffi qui me mettait mal à l’aise. Je songeai alors aux pourceaux en qui Jésus avait amené les esprits malins, les pourceaux qui s’étaient jetés dans le vide. C’est ce qu’on fait quand un esprit mauvais vous habite, me dis-je. C’est le signe, cet air que tu as : le stigmate. Peut-être que ton fils l’a hérité de toi.

Mais désormais les choses avaient changé. Elle était maintenant la maîtresse de mon beau-père. Je ne pouvais donc pas lui dire d’aller se faire foutre. Elle faisait partie de la famille – même si c’était de manière illégitime et contraire à la morale. Je l’avais sur les bras. Toutes les malédictions de la famille, pensai-je, et aucun des bienfaits. Et c’était moi qui avais arrangé ça. L’idée de lui faire rencontrer Tim venait de moi. Il y a des jours où le karma vous tombe dessus, comme disait mon père.

Là, sur l’herbe près de la table, sous le soleil de cette fin d’après-midi, je continuais d’éprouver une sensation de malaise. C’est vraiment sous certains aspects quelqu’un de sauvage et de féroce, me disais-je. Elle s’immisce dans la vie d’un homme fameux et respecté ; elle a un fils psychotique elle a des piquants qui la hérissent comme un animal. L’avenir de l’évêque Archer est entre ses mains, il dépend de sa bonne volonté, du fait qu’elle ne cédera pas un jour de colère à la tentation de téléphoner au Chronicle pour tout raconter.

« Rentrons à Berkeley, dis-je.

— Non », fit Kirsten en secouant la tête. « Il faut encore que je me trouve une robe. Je suis venue en ville pour faire des achats. Pour moi les toilettes sont importantes. C’est obligatoire : on me voit beaucoup en public, et je suppose qu’on me verra encore plus, maintenant que je suis avec Tim. » Il y avait toujours une expression de rage sur son visage.

« Bon, alors je rentre seule », dis-je avant de m’éloigner.

« C’est une femme très séduisante », déclara Jeff ce soir-là quand je l’eus mis au courant. « Si on tient compte de son âge.

— Elle se drogue, dis-je.

— Tu n’en sais rien.

— Je m’en doute. Ses sautes d’humeur. Je l’ai vue prendre des cachets. Nembutal, Séconal, tu sais. Elle fonctionne aux barbituriques et aux somnifères.

— Tout le monde prend quelque chose. Toi, tu fumes bien de l’herbe.

— Oui, mais moi je ne perds pas la boule.

— Tu la perdras peut-être quand tu auras son âge. C’est moche pour son fils.

— C’est moche aussi pour ton père.

— Oh ! Tim saura s’y prendre avec elle.

— Sauf si elle cause sa mort. »

Jeff me scruta en disant : « Pourquoi raconter une chose aussi énorme ?

— Elle a perdu son contrôle. Et qu’est-ce qui se produira quand Bill le maboul saura ?

— Je croyais t’avoir entendu dire qu’il…

— Il sortira. Ça coûte des milliers de dollars d’être hospitalisé au Hoover Pavilion. Même avec toutes les ressources financières du diocèse épiscopal de Californie, Kirsten ne pourra pas le laisser longtemps là-bas. Ils vont le lâcher un de ces jours, les yeux roulant dans les orbites, et ça suffira pour que Tim y passe. D’abord elle se fait présenter à Tim par moi ; et ensuite seulement elle me parle de son cinglé de fils. Tim prononcera un sermon un beau dimanche à la cathédrale, et tout d’un coup ce fou se lèvera et Dieu le gratifiera du don des langues, et ce sera la fin du plus célèbre évêque d’Amérique.

— La vie est un risque. »

Je répondis : « C’est probablement ce que disait Martin Luther King le dernier matin de son existence. En tout cas ils sont tous morts sauf Tim maintenant ; Martin Luther King est mort ; Bobby Kennedy et Jack Kennedy sont morts… et j’ai exposé ton père au même danger. » Je le savais, ce soir-là, assise avec mon mari dans notre petite salle de séjour. « Il arrête de se laver ; il arrête de vider les ordures ; il écrit des lettres ; qu’est-ce qu’il te faut de plus ? Probablement qu’en ce moment il est en train d’écrire une lettre au pape. Les Martiens ont dû traverser le mur de sa chambre et l’informer de ce qui se passe entre sa mère et ton père. Bon Dieu ! Et c’est moi qui ai causé ça ! » Je cherchai sous le divan la boîte qui contenait ma réserve de marijuana.

« Ne te défonce pas, je t’en prie », me lança Jeff.

Tu t’en fais pour moi, pensai-je, pendant que la folie règne sur nos amis. « Juste un joint, fis-je. La moitié d’un joint. Une seule bouffée. Je regarderai simplement le joint. Je ferai semblant de regarder le joint. » Je trouvai la boîte mais m’aperçus en l’ouvrant qu’elle était vide. Je suppose que j’ai changé de cachette, me dis-je. J’ai choisi un endroit plus sûr. Oui je me souviens : en pleine nuit j’ai décidé que j’en avais marre de me faire bouffer par les monstres. « J’ai dû tout fumer », dis-je à Jeff. Et je ne m’en souviens pas, pensai-je, parce que c’est ça l’effet que vous fait la marie-jeanne : ça vous fout en l’air la mémoire à court terme. Peut-être que j’ai fumé la fin il y a cinq minutes et que j’ai déjà oublié.

« Tu vois toujours tout en noir, commenta Jeff. J’aime bien Kirsten. Je crois que ça marchera. Ma mère manque à Tim. »

Ce qui manque à Tim, pensai-je, c’est de s’envoyer plus souvent en l’air. « Elle est vraiment vicieuse, repris-je. J’ai été obligée de rentrer à la maison par le tortillard. Ça m’a pris deux heures. Je vais parler à ton père.

— Non, tu ne vas pas faire ça.

— Si, je suis responsable. Ah ! je me rappelle : ma cachette est derrière la chaîne stéréo. Je vais fumer jusqu’à ce que je sois complètement bourrée et ensuite j’appelle Tim et je lui dis que… » J’hésitai ; un sentiment d’inutilité m’écrasait ; j’avais envie de pleurer. Me redressant, j’attrapai un Kleenex. « Non de Dieu, m’écriai-je. Faire sauter les œufs au plafond, ça n’est pas un jeu pour les évêques. Si j’avais pu me douter qu’il était comme ça…

— Faire sauter les œufs au plafond ? répéta Jeff avec étonnement.

— J’ai peur de ce qui est pathologique. Je le sens intuitivement. Quelqu’un de responsable qui gâche sa vie pour la chaleur d’un corps, une chaleur provisoire, c’est pathologique. Et encore, en quoi est-ce que c’est chaud, un corps ? Pour moi tout devient froid. On ne pense à aussi courte vue que lorsqu’on est drogué et que le temps se mesure en heures mais des gens pareils doivent le calculer en décennies, ou sur toute la durée d’une vie. Quand j’y pense : ils se rencontrent tous les deux dans un restaurant tenu par Fred le Tueur, qui est le mauvais présage incarné, le fantôme de Berkeley revenu pour nous avoir tous, et quand ils le quittent ils ont échangé leur numéro de téléphone et tout est accompli. Moi, ce que je voulais, c’était rendre service à un mouvement de libération de la femme, mais ensuite la direction des événements m’a échappé. Tu étais là ; tu as vu la chose se passer. Moi aussi je l’ai vue se passer. Et comme une conne, tout ce qui me venait à l’idée, c’était de proposer de prendre en photo Fred l’indic des Soviets avec l’évêque du diocèse de Californie. L’ennui, quand on voit la catastrophe arriver, c’est que… » Je m’essuyai les yeux. « Je t’en prie, bon Dieu, aide-moi à trouver mon herbe. Jeff, regarde derrière la chaîne stéréo. Elle est dans un sac blanc. Tu y vas ?