– Une soirée là-bas tout seul!
– J'ai l'intention d'y aller tantôt. J'ai tout arrangé avec l'estimable Ames. Je m'assoirai dans cette pièce dont l'atmosphère, m'inspirera peut-être. Je crois dans le genius loci. Vous souriez, ami Watson? Eh bien! nous verrons, À propos, vous avez bien votre gros parapluie ici, n'est-ce pas?
– Il est là.
– Je vais donc vous l'emprunter, si vous le permettez.
– Certainement. Mais… Quelle mauvaise arme! Si un danger se présente…
– Aucun danger sérieux, mon cher Watson. Autrement je solliciterais votre concours. Mais je prendrai, le parapluie. Pour l'instant, je n'attends plus que le retour de nos collègues de Tunbridge Wells, où ils cherchent à identifier le propriétaire de la bicyclette.
La nuit était tombée quand l'inspecteur MacDonald et White Mason rentrèrent de leur expédition. Ils exultaient. Ils avaient fait avancer l'enquête d'un grand pas.
– Mon cher, vous savez que je doutais fort de l'intrusion de quelqu'un de l'extérieur, dit MacDonald. Mais ces doutes tombent. Nous avons identifié la bicyclette, et nous tenons le signalement de notre homme.
– J'ai l'impression que nous touchons au commencement de la fin, dit Holmes. Je vous félicite tous deux de tout mon cœur.
– Voilà. Je suis parti du fait que M. Douglas avait paru contrarié la veille du crime, à son retour de Tunbridge Wells. C'était donc à Tunbridge Wells qu'il avait eu la révélation d'un danger quelconque. Par conséquent, si quelqu'un était venu ici à bicyclette, il était vraisemblablement parti de Tunbridge Wells. Nous avons emmené la bicyclette et nous l'avons montrée dans les hôtels. Tout de suite le directeur de l'Aigle-Commercial l'a identifiée comme appartenant à un soi-disant Hargrave, qui avait loué une chambre depuis deux jours. Ce Hargrave n'avait pour tout bagage que sa bicyclette et une petite valise. Il s'était fait inscrire comme venant de Londres, sans préciser davantage son adresse. La valise est une valise de Londres; son contenu est anglais; mais l'homme lui-même était incontestablement un Américain.
– Hé! hé! fit joyeusement Holmes. Vous avez fait du très bon travail pendant que je demeurais assis à échafauder des théories avec mon ami Watson. Voilà ce que c'est que d'être pratique, monsieur Mac!
– Hé! oui, vous l'avez dit! répondit l'inspecteur avec une satisfaction évidente.
– Mais cette découverte peut cadrer avec votre théorie, dis-je à Holmes.
– Oui ou non. Mais écoutons la fin. Dites-moi, monsieur Mac, n’avez-vous rien trouvé qui permettrait d'identifier cet homme?
– Si peu de choses que de toute évidence il prenait grand soin à conserver l'incognito. Ni papiers, ni lettres, ni marques sur les vêtements. Sur sa table, il y avait une carte de la région. Il a quitté son hôtel hier matin après le petit déjeuner, il a enfourché sa bicyclette, et on n'a plus entendu parler de lui.
– Voilà justement ce qui me tracasse, monsieur Holmes! intervint White Mason. Puisque ce type ne voulait pas attirer l'attention, il aurait dû revenir et rester à l'hôtel comme un touriste inoffensif. Il n'est pas sans savoir que le directeur de l'hôtel va signaler sa disparition à la police et que celle-ci établira un rapprochement entre sa disparition et le crime.
– Sans doute. Jusqu'ici en tout cas il n'a qu'à se louer de son astuce puisqu'il n'a pas été arrêté. Mais son signalement, le possédez-vous?
MacDonald se reporta à son carnet…
– Nous l'avons tel qu'il nous a été donné. On ne paraît pas avoir observé particulièrement notre homme, mais enfin le portier, l'employé de la réception et la femme de chambre sont d'accord sur les points suivants: il ne mesure pas loin d'un mètre quatre-vingts, il est âgé de cinquante-cinq ans environ, il a des cheveux légèrement grisonnants, il porte une moustache non moins grisonnante, il a le nez busqué et un visage que tous m'ont dépeint comme farouche et peu engageant.
– Ma foi, à l'exception de ce dernier trait, on jurerait une description de Douglas lui-même! dit Holmes. Il a un peu plus de cinquante ans, des cheveux poivre et sel, une moustache grisonnante, et il est approximativement de la même taille. Avez-vous quelque chose d'autre?
– Il était habillé d'un gros costume gris, d'un pardessus jaune et court, et il était coiffé d'un chapeau mou.
– Rien sur le fusil?
– Un fusil de soixante-cinq centimètres de long pouvait parfaitement tenir dans sa valise et être dissimulé sous le pardessus.
– Et- comment situez-vous ces informations dans le cadre général de l'affaire?
– Eh bien! monsieur Holmes, répondit MacDonald, quand nous aurons notre homme (et croyez-moi, son signalement a été transmis par télégramme dans les cinq minutes qui ont suivi), nous serons mieux placés pour en discuter. Mais dans l'état actuel des choses, nous savons qu'un Américain prétendant s'appeler Hargrave est arrivé avant-hier à Tunbridge. Wells avec une bicyclette et une valise. Dans: celle-ci il y avait un fusil de chasse scié. Il est donc venu dans l'intention délibérée de commettre un crime. Hier matin, il s'est rendu à bicyclette à Birlstone, et il avait dissimulé son fusil sous son pardessus. Personne ne l'a vu arriver ici, du moins à notre connaissance; mais il n'avait pas besoin de traverser le village pour atteindre la grille du parc, et nombreux sont les cyclistes qui empruntent la route. Je présume qu'il a caché aussitôt son vélo au milieu des lauriers, là où il a été découvert, et qu'il s'y est sans doute blotti lui-même tout en surveillant la maison et en attendant que sorte M. Douglas. Le fusil de chasse est une arme dont l'usage apparaît anormal à l'intérieur d'une maison; mais le meurtrier avait l'intention de s'en servir dehors; là, le fusil de chasse présentait deux avantages évidents: d'abord il tue son homme à coup sûr; ensuite le bruit de la détonation aurait été si banal dans une campagne anglaise giboyeuse que personne n'y aurait prêté attention.
– C'est très clair! dit Holmes.
– Mais M. Douglas ne sortit pas. Que pouvait faire dès lors le meurtrier? Il abandonna sa bicyclette et s'approcha du manoir entre chien et loup. Il trouva le pont abaissé et les environs déserts. Il courut son risque, en ayant sans doute préparé une excuse pour le cas où il rencontrerait quelqu'un. Il ne rencontra personne. Il se glissa dans la pièce la plus proche et se cacha derrière le rideau. De là, il put voir le pont-levis se relever, et il comprit qu'il lui faudrait traverser la douve pour s'échapper. Il attendit jusqu'à onze heures et quart: à cette heure, M. Douglas, faisant sa ronde habituelle, pénétra dans le bureau. Il le tua et s'enfuit. Il savait que sa bicyclette pourrait être reconnue par les gens de l'hôtel; voilà pourquoi il l'abandonna et se rendit par un autre moyen de locomotion à Londres ou dans toute autre cachette. Qu'en pensez-vous, monsieur Holmes?
– Eh bien! monsieur Mac, c'est très bien, très clair pour l'instant. Moi, je crois que le crime a été commis une demi-heure plus tôt qu'on ne nous l'a dit; que Mme Douglas et M. Barker s'entendent tous les deux pour cacher quelque chose; qu'ils ont aidé le meurtrier à s'enfuir, ou du moins qu'ils sont entrés dans le bureau avant qu'il se soit enfui; qu'ils ont fabriqué l'indice permettant de croire qu'il s'est sauvé par la fenêtre; que selon toute vraisemblance ils l'ont laissé partir en abaissant le pont-levis. Voilà comment je lis la première moitié.
Les deux détectives hochèrent la tête.