– Je croyais que c'était mon père, dit-elle avec un très léger accent suédois. Êtes-vous venu pour le voir? Il est dans la ville. Il va rentrer d'une minute à l'autre.
McMurdo continua à l'admirer jusqu'à ce qu'elle baissât les yeux devant le regard indiscret de l'inconnu.
– Non, mademoiselle, répondit-il enfin. Je ne suis nullement pressé de le voir. Mais votre maison m'avait été recommandée pour y prendre pension. Je pensais bien qu'elle me conviendrait. Maintenant j'en suis sûr.
– Vous êtes prompt à vous décider! dit-elle en souriant.
– Il faudrait être aveugle pour hésiter, répondit l'autre.
Ce compliment la fit rire.
– Entrez donc, monsieur. Je suis Mlle Ettie Shafter, la fille de M. Shafter. Ma mère est morte, et c'est moi qui m'occupe de la pension. Vous pourrez vous asseoir auprès du poêle dans la pièce du devant en attendant mon père. Ah! le voici justement! Vous n'aurez qu'à vous arranger avec lui.
Un homme âgé au pas pesant entrait en effet dans la maison. En peu de phrases, McMurdo lui expliqua le motif de sa visite. Un dénommé Murphy lui avait donné l'adresse à Chicago. Murphy la tenait lui-même de quelqu'un d'autre. Le vieux Shafter fut rapidement d'accord: l'étranger ne discuta pas ses conditions, et paraissait avoir de l'argent. Pour douze dollars par semaine, payés d'avance, il aurait la pension et le gîte. Voilà comment McMurdo, qui avait avoué avoir fui la justice, s'installa sous le toit des Shafter; première étape dans une sombre succession d'événements dont le dernier devait se dérouler dans un lointain pays.
CHAPITRE II Le chef de corps
McMurdo était un homme qui ne pouvait pas passer inaperçu. Partout où il se trouvait, ses voisins remarquaient vite sa présence. Au bout d'une semaine, il était devenu le personnage le plus important de la Pension Shafter. Celle-ci hébergeait une douzaine de locataires, honnêtes contremaîtres ou simples employés de commerce, d'un calibre tout différent de celui du jeune Irlandais. Quand le soir ils étaient tous réunis, c'était lui qui avait toujours le mot pour rire, la conversation la plus vive, la meilleure chanson. Il était naturellement gai compagnon; son magnétisme personnel répandait la bonne humeur autour de lui. Et cependant il se révélait de temps à autre, comme dans le compartiment de chemin de fer, capable de colères terribles, soudaines, qui lui attiraient le respect et même la crainte de ceux qui les affrontaient. À l'égard de loi et de ses représentants, il affichait un mépris total qui réjouissait ou inquiétait les pensionnaires.
Dès son arrivée, il voua ouvertement de l'admiration à la jeune fille de la maison, et il ne chercha pas à dissimuler qu'elle avait conquis son cœur à partir du moment où sa beauté et sa grâce lui étaient apparues. Il n'avait rien d'un courtisan timide. Lui ayant déclaré le deuxième jour qu'il l'aimait, il ne cessa de lui répéter le même refrain sans se soucier le moins du monde de ce qu'elle pouvait dire pour le décourager.
– Quelqu'un d'autre? s'écriait-il. Au diable le quelqu'un d'autre! Qu'il s'occupe de ses affaires! Vais-je perdre la chance de ma vie et tous les désirs de mon cœur à cause de quelqu'un d'autre? Vous pouvez continuer à me dire non, Ettie. Un jour viendra où vous me direz oui, et je suis assez jeune pour attendre.
C'était un amoureux dangereux, avec sa faconde irlandaise et ses gentilles manières enjôleuses. Et puis, il était auréolé du charme que diffusent l'aventure et le mystère (charme qui suscite l'intérêt, et bientôt l'amour d'une femme). Il pouvait parler des douces vallées du Monaghan d'où il venait, de la belle île lointaine, des basses montagnes et des champs verts qui semblaient d'autant plus merveilleux que l'imagination les comparait avec ce lieu de crasse et de neige. D'autre part, il connaissait bien la vie dans les villages du Nord; à Detroit, dans les campements de coupeurs de bois du Michigan, à Buffalo, et finalement à Chicago, où il avait travaillé dans une scierie. Le romanesque surgissait ensuite, avec le sentiment que d'étranges choses lui étaient arrivées dans cette grande ville, si étranges, si secrètes qu'il ne s'en expliquerait jamais. Il évoquait d'un air songeur et triste un brusque départ, une rupture de liens anciens, une fuite dans un monde mystérieux avec cette vallée lugubre pour aboutissement. Ettie écoutait; ses yeux noirs brillaient de pitié et de sympathie (deux qualités qui parfois se fondent rapidement pour faire de l'amour).
McMurdo avait obtenu un emploi provisoire de comptable, car il avait de l'instruction. Ce travail l'occupait presque toute la journée, et il n'avait pas encore trouvé l'occasion de se présenter à la loge de l'Ordre ancien des hommes libres. Cette omission lui fut rappelée cependant par Mike Scanlan, le frère qu'il avait rencontré dans le train, et qui vint un soir à la Pension Shafter. Scanlan était un petit bout d'homme nerveux, aux yeux sombres et au profil coupant. Il parut content de le revoir. Après quelques gorgées de whisky, il aborda l'objet de sa visite.
– Dites, McMurdo, je me rappelais votre adresse; c'est ce qui m'a encouragé à passer ici. Comment se fait-il que vous ne vous soyez pas encore présenté au chef de corps?
– Tout simplement parce qu'il fallait que je cherche un emploi. J'ai été occupé.
– Débrouillez-vous pour trouver le temps d'aller voir McGinty. Bon Dieu, il faut que vous soyez fou pour n'être pas passé à la maison syndicale le lendemain matin du jour où vous êtes arrivé! Si vous faites des bêtises avec lui… D'ailleurs, vous ne devez pas faire de bêtises avec lui! Entendez-vous? C'est tout!
McMurdo parut surpris.
– Je suis depuis plus de deux ans un membre de la loge, Scanlan. Mais on ne m'avait jamais dit que ce genre d'obligation était si urgent.
– Peut-être pas à Chicago!
– Ici, c'est la même société, voyons
– La même?…
Scanlan le regarda fixement. Il y avait dans ses yeux une lueur sinistre.
– Pas la même?
– Nous en reparlerons dans un mois. J'ai appris que vous aviez eu des mots avec les policiers, l'autre jour, dans le train.
– Comment le savez-vous?
– Oh! ça circule! Les choses par ici circulent beaucoup pour le bien ou pour le mal.
– Eh bien! oui! J'ai dit à ces flics ce que je pensais d'eux.
– Seigneur! Vous serez un homme selon le cœur de McGinty
– Pourquoi? Il déteste la police, lui aussi?
Scanlan éclata de rire.
– Allez le voir, mon garçon! dit-il en se levant. Ce ne sera pas la police, mais vous qu'il détestera, si vous le boudez plus longtemps. Suivez l'avis d'un ami: allez-y tout de suite!
Le hasard voulut que ce soir-là McMurdo eût une conversation d'un autre genre, mais plus pressante encore, qui le poussa dans la même direction. Peut-être affichait-il davantage ses attentions à l'égard d'Ettie; peut-être avaient-elles fini par impressionner l'esprit lent du brave Suédois. Toujours est-il que le logeur invita le jeune homme à passer dans sa chambre et qu'il entra sans circonlocutions dans le vif du sujet.
– J'ai l'impression, dit-il, que vous êtes en train de faire la cour à mon Ettie. Est-ce exact, ou bien est-ce que je me trompe?
– C'est exact, répondit McMurdo.
– Hé bien! je vais vous dire que vous perdez votre temps. Quelqu'un vous a devancé.
– Elle me l'a dit.
– Vous pouvez être sûr qu'elle ne vous a pas menti! Mais vous a-t-elle dit qui c'était?