Après avoir bien observé son homme, McMurdo joua des coudes avec son insouciance coutumière et il écarta le petit groupe de courtisans qui, rassemblés autour du patron, riaient aux éclats de ses moindres plaisanteries. Les yeux hardis du jeune étranger fixèrent avec impavidité les yeux noirs qui le dévisageaient d'un regard pénétrant.
– Dites donc, jeune homme, votre tête ne me rappelle rien!
– Je suis nouveau ici, monsieur McGinty.
– Pas assez nouveau, tout de même, pour ne pas appeler par son titre un homme comme il faut?
– C'est le conseiller McGinty, jeune homme! expliqua quelqu'un du groupe.
– Désolé, conseiller! Je ne connais pas encore les habitudes de l'endroit. Mais on m'avait conseillé de vous voir.
– Hé bien! vous me voyez. Vous me voyez tout entier. Que pensez-vous de moi?
– C'est bien tôt pour le dire! Mais si votre cœur est aussi large que votre corps, et votre âme aussi belle que votre figure, je m'en contenterai! répondit McMurdo.
– Sapristi, en voilà un qui a une langue irlandaise dans la bouche! s'écria le tenancier en se demandant s'il devait plaisanter avec cet audacieux visiteur ou se cantonner dans la dignité. Ainsi vous consentez à vous déclarer satisfait de mon physique?
– Sûr!
– Et on vous avait dit de passer me voir?
– Oui.
– Qui?
– Le frère Scanlan, de la loge 341, de Vermissa. Je bois à votre santé, conseiller, et à notre meilleure connaissance.
Il porta à ses lèvres un verre qui lui avait été servi, et il leva le petit doigt en buvant.
McGinty, qui le surveillait attentivement, arqua ses gros sourcils noirs.
– Oh! c'est comme ça? fit-il. Il faudra que j'examine votre cas d'un peu plus près, monsieur…?
– McMurdo.
– D'un peu plus près, monsieur McMurdo, car ici on ne croit pas les gens sur parole. Passez un instant derrière le bar.
Il y avait là une petite salle avec des tonneaux alignés contre les murs. McGinty referma soigneusement la porte puis s'assit sur un tonneau. Tout en mordant son cigare, il examinait son compagnon de ses yeux inquiétants. Deux minutes s'écoulèrent ainsi.
McMurdo supporta cette inspection avec bonne humeur; il avait une main dans la poche de sa veste; l'autre tortillait sa moustache brune. Tout à coup, McGinty se pencha et exhiba un gros revolver qui avait l'air méchant.
– Regardez cela, mon bonhomme! dit-il. Si je pensais que vous vouliez nous jouer un tour, voilà qui vous expédierait sans délai dans l'autre monde.
– C'est bien curieusement accueillir un frère étranger, répondit McMurdo non sans dignité, quand on est le chef de corps d'une loge d'Hommes libres.
– Voilà justement ce que vous allez me prouver, dit McGinty. Et si vous ne me le prouvez pas, que Dieu vous aide! Où avez-vous été initié?
– Loge 29, Chicago.
– Quand?
– Le 24 juin 1872.
– Chef de corps?
– James-H. Scott.
– Qui était le responsable de votre district?
– Bartholomew Wilson.
– Hum! Vous ne vous en tirez pas mal jusqu'ici. Que faites-vous à Vermissa?
– Je travaille, comme vous, mais dans un emploi moins rémunérateur.
– Vous avez la réplique facile.
– Oui, j'ai toujours eu la langue prompte.
– Et dans l'action, êtes-vous prompt?
– J'en avais la réputation, parmi ceux qui me connaissaient bien.
– Eh bien! nous vous mettrons peut-être à l'épreuve plus tôt que vous le pensez. Avez-vous entendu parler de notre loge?
– On m'a dit qu'il fallait être un homme pour faire un frère.
– C'est vrai, monsieur McMurdo. Pourquoi avez-vous quitté Chicago?
– Que je sois pendu si je vous le dis!
McGinty écarquilla les yeux. Il n'avait pas l'habitude d'entendre de telles réponses; celle-là l'amusa.
– Pourquoi ne voulez-vous pas me le dire?
– Parce qu'un frère n'a pas le droit de mentir à un autre frère.
– Donc la vérité n'est pas assez bonne pour être dite?
– Prenez-le ainsi si vous voulez.
– Écoutez, jeune homme. Vous ne pouvez pas espérer que moi, chef de corps, j'introduise dans la loge quelqu'un dont je ne connaîtrais pas le passé.
McMurdo parut embarrassé. Puis il tira de sa poche intérieure une vieille coupure de journal.
– Vous ne moucharderez pas? demanda-t-il.
– Je vais vous casser la figure si vous me parlez sur ce ton! s'emporta McGinty.
– Vous avez raison, conseiller! murmura humblement McMurdo. Je vous fais mes excuses. J'ai parlé sans réfléchir. Je sais qu'entre vos mains je suis en sécurité. Regardez cette coupure de presse.
McGinty parcourut des yeux le compte rendu du meurtre d'un certain Jonas Pinto, au bar du Lac, dans la rue du Marché à Chicago, pendant la nuit du le, janvier 1874.
– Un boulot que vous avez fait?… interrogea-t-il en rendant le journal.
McMurdo répondit par un signe de tête affirmatif.
– Pourquoi l'avez-vous descendu?
– J'aidais l'oncle Sam à faire des dollars. Peut-être les miens n'étaient-ils pas d'un or aussi pur que les siens, mais ils avaient l'air aussi bons, et ils coûtaient moins cher à fabriquer. Ce Pinto m'aidait à mettre les dollars en circulation. Un jour, il a raconté qu'il me dénoncerait. Il l'a peut-être fait. Je n'ai pas attendu d'en avoir la preuve. Je l'ai descendu, et je suis parti pour le pays du charbon.
– Pourquoi le pays du charbon?
– Parce que j'avais lu dans les journaux qu'on n'était pas trop difficile par-là.
McGinty se mit à rire.
– Vous avez d'abord été un faux-monnayeur, puis un tueur, et vous êtes venu ici parce que vous pensiez qu'on vous accueillerait bien?
– C'est à peu près cela, répondit McMurdo.
– Eh bien! vous irez loin! Dites, pouvez-vous encore fabriquer des dollars?
McMurdo en tira une demi-douzaine de sa poche.
– Ceux-ci ne sont jamais passés à la frappe de Washington, dit-il.
– Sans blague?…
McGinty les plaça devant la lumière; il les tenait dans son énorme main, aussi poilue que la patte d'un gorille.
– … Je ne vois pas de différence! Sapristi, mais dites donc: vous serez un frère puissamment utile! Nous pouvons accepter chez nous deux ou trois mauvais garçons, ami McMurdo, car il y a des occasions où nous sommes obligés de nous défendre. Nous serions bientôt le dos au mur si nous ne faisions pas reculer ceux qui nous poussent contre.