– Qui êtes-vous? demanda-t-il en se dirigeant vers eux. Pourquoi traînez-vous par ici?
Il n’y eut aucune réponse; simplement le petit Andrews fit un pas en avant et lui logea une balle dans l'estomac. Les cent mineurs qui attendaient ne bougèrent pas plus que s'ils avaient été frappés de paralysie. Le directeur de la mine appuya ses deux mains contre la plaie et se plia en deux. Il tenta de s'éloigner en titubant, mais un autre assassin fit feu, et il tomba sur le côté, grattant le sol de ses pieds et de ses mains. Menzies l'Écossais poussa un hurlement de rage et se rua avec une clé à molette sur les agresseurs, mais il reçut deux balles dans la tête et il s'écroula raide mort à leurs pieds. La foule des mineurs fut alors secouée d'une sorte de houle et elle émit un faible cri de colère et de pitié; des ouvriers s'élancèrent vers les assassins. Mais deux revolvers à six coups se déchargèrent au-dessus de leurs têtes; ils s'arrêtèrent net, puis reculèrent, et commencèrent à s'égailler; certains même coururent jusque chez eux. Quand les plus braves se furent rassemblés et qu'ils se précipitèrent vers le bâtiment, les étrangers avaient disparu dans la brume matinale. Il n'y avait pas un seul témoin qui pût prêter serment pour identifier les hommes qui, devant cent spectateurs, avaient commis ce double crime.
Scanlan et McMurdo regagnèrent leur pension. Scanlan était assez déprimé, car c'était le premier meurtre qu'il avait vu se dérouler sous ses yeux, et il trouvait «la bonne blague» moins drôle qu'il l'avait espéré. Les cris horribles de la veuve du directeur les poursuivirent tandis qu'ils se hâtaient vers la ville. McMurdo était songeur et silencieux, mais la faiblesse de son compagnon n'éveilla en lui aucun écho.
– Quoi! C'est comme une guerre, répétait-il. Ce n'est qu'une guerre entre eux et nous, et nous rendons les coups du mieux que nous le pouvons.
Il y eut une grande fête à la loge ce soir-là. Non seulement pour célébrer l'assassinat du directeur et de l'ingénieur de la mine de Crow Hill, assassinat qui rangerait cette entreprise parmi celles qui se soumettaient aux chantages et à la terreur. Mais aussi pour un succès acquis au loin et qui était dû à la loge elle-même. Il apparut en effet que lorsque le délégué du district avait envoyé cinq hommes à Vermissa, il avait demandé en échange que trois hommes de Vermissa fussent secrètement choisis pour faire disparaître William Hales, de Stake Royal, l'un des propriétaires de mines les plus connus et les plus populaires du district de Gilmerton, un homme qui croyait ne pas avoir un seul ennemi tant il était un employeur modèle. Ayant toutefois la manie du rendement dans le travail, il avait congédié certains ivrognes ou fainéants qui étaient membres de la toute-puissante organisation. Des cercueils expédiés à son adresse n'avaient pas modifié son caractère; voilà pourquoi, dans un pays de liberté et de civilisation, il s'était trouvé condamné à mort.
L'exécution venait d'avoir lieu. Ted Baldwin se pavanait sur le siège d'honneur à la droite du chef de corps: il avait commandé les tueurs. Sa figure congestionnée, ses yeux vitreux et injectés de sang révélaient une nuit blanche et de nombreuses libations. Lui et ses deux complices avaient passé vingt-quatre heures au milieu des montagnes. Ils étaient crottés et sales. Mais peu de héros, au retour d’une aventure désespérée, reçurent un accueil aussi chaleureux de la part de leurs camarades. Ils durent raconter cent fois leur histoire, que ponctuèrent des cris de joie et des éclats de rire. Ils avaient guetté leur victime pendant qu'il rentrait chez lui le soir; ils avaient pris leur faction en haut d'une colline abrupte, à un endroit où son cheval marcherait forcément au pas; il était tellement emmitouflé pour se protéger du froid qu'il n'avait pas pu mettre la main sur son revolver. Ils l'avaient tiré à bas de son cheval et ils avaient déchargé leurs armes sur lui.
Dans un meurtre, l'élément dramatique fait rarement défaut, et ils avaient montré aux Éclaireurs de Gilmerton que ceux de Vermissa n'avaient pas froid aux yeux. Il y avait eu un contretemps: un homme et sa femme étaient arrivés à cheval tandis qu'ils déchargeaient leurs revolvers dans le corps voué au silence éternel. Ils avaient envisagé de les tuer eux aussi, mais c'étaient des gens inoffensifs qui n'avaient rien à voir avec les mines; ils avaient été instamment priés de poursuivre leur route et de tenir leur langue, s'ils ne voulaient pas qu'il leur arrivât pis. Le cadavre rouge de sang avait été abandonné dans la neige en guise d'avertissement dédié à tous les patrons au cœur dur, et les trois nobles vengeurs avaient pris le chemin du retour.
Ç’avait été un grand jour pour les Éclaireurs. L'ombre s'était encore appesantie sur la vallée. Mais de même que le général avisé choisit le moment de la victoire pour redoubler d'efforts afin que l'ennemi n'ait pas le temps de se reformer après la défaite, de même McGinty avait conçu une nouvelle offensive contre ses adversaires. Cette nuit-là, alors que la société à demi ivre se séparait, il toucha le coude de McMurdo et le mena dans le petit salon où ils avaient eu leur première conversation.
– Écoutez-moi, mon garçon, lui dit-il. J'ai un travail enfin digne de vous. Vous aurez à en prendre toute la responsabilité.
– Je suis fier de votre choix, répondit McMurdo.
– Vous pourrez prendre deux hommes avec vous: Manders et Reilly. Ils ont été prévenus. Nous ne serons jamais tranquilles dans ce district tant que le cas de Chester Wilcox ne sera pas réglé. Vous aurez droit aux bénédictions de toutes les loges du district minier si vous réussissez à le descendre.
– Je ferai de mon mieux. Qui est-il? Et où le trouverai-je?
McGinty tira du coin de sa bouche son éternel cigare à moitié mâché, à moitié fumé, avant de déchirer de son carnet une page où était dessiné un plan rudimentaire.
– C'est le principal contremaître de la Compagnie Iron Dyke. Citoyen sévère et vieux sergent de la guerre. Nous avons déjà essayé deux fois de l'abattre, mais la chance ne nous a pas été favorable, et Jim Carnaway y est resté. À présent, c'est à vous de prendre votre risque. Voici la maison, isolée au carrefour de Iron Dyke, comme vous le voyez sur ma carte; il n'y a pas d'autre habitation en vue. Il ne faut pas y aller de jour. Il est armé. Il tire vite et juste sans se préoccuper de sommations. Mais la nuit… Bref, il habite là, avec sa femme, trois enfants et une domestique. Vous n'avez pas le choix. C'est tout ou rien. Si vous pouviez mettre un sac d'explosifs devant sa porte avec une mèche…
– Qu'a fait cet homme?
– Je vous ai dit qu'il avait tué Jim Carnaway!
– Pourquoi l'a-t-il tué?
– Qu'est-ce que ça peut bien vous faire? Carnaway se trouvait dans les parages un soir, et il l'a tué. Cela suffit pour moi et pour vous. Pour le reste, débrouillez-vous!
– Il y a les deux femmes et les trois enfants. Faudra-t-il aussi les faire monter au ciel?
– Évidemment! Sinon, comment l'avoir, lui?
– C'est dommage pour eux, s'ils n'ont rien fait de mal!
– En voilà un langage! Vous vous dégonflez?
– Du calme, conseiller! Qu'ai-je dit ou fait qui vous suggère que je refuserais d'obéir à un ordre émanant du chef de corps de ma loge? Bonne ou mauvaise, la décision vient de vous.