– Ce fusil n'était pas destiné à être exhibé. C'est la raison pour laquelle les canons avaient été sciés. Il aurait tenu dans n'importe quelle boîte. Comment Ames peut-il jurer qu'il n'y avait pas dans la maison un fusil de ce genre?
– En tout cas, il ne l'a jamais vu.
MacDonald secoua sa tête obstinée.
– Je ne suis pas encore convaincu de la présence d'un étranger, dit-il. Je vous prie de réfléchir à ce qui découle de la supposition que ce fusil aurait été apporté par quelqu'un de l'extérieur et que l'individu en question aurait agi comme vous nous l'avez dit. Voyons, c'est inconcevable! C'est un défi au bon sens! J'en appelle à vous, monsieur Holmes, en jugeant par ce que nous venons d'apprendre.
– Eh bien! procédez à votre déposition, monsieur Mac! fit Holmes de sa voix la plus «juge d'instruction».
– Le meurtrier n'est pas un vulgaire cambrioleur, en supposant qu'il s'agisse d'un individu venu de l'extérieur. L'histoire des bagues et le carton semblent indiquer un meurtre prémédité pour je ne sais quelle raison privée. Très bien! Voici donc un homme qui se glisse dans une maison avec l'intention délibérée de commettre un crime. Il sait, bien entendu, qu'il se heurtera à une difficulté pour s'échapper puisque le manoir est entouré d'eau. Quelle arme choisira-t-il donc? Vous me répondrez, naturellement: une arme silencieuse; ce faisant, il pourrait espérer, une fois son crime accompli, se glisser rapidement par la fenêtre, barboter dans la douve, puis s'enfuir tranquillement. Cela, je l'admettrais. Mais ce qui est incompréhensible, c'est qu'il ait choisi l'arme la plus bruyante qui soit au monde, sachant parfaitement que la détonation provoquera instantanément l'irruption de tous les habitants de la maison sur les lieux et que, selon toute vraisemblance, il sera découvert avant d'avoir pu franchir la douve. Cette thèse est-elle plausible, monsieur Holmes?
– Évidemment, vous exposez l'affaire d'une manière péremptoire! répliqua mon ami en réfléchissant. Mais tout requiert une justification. Puis je vous demander, monsieur White Mason, si vous avez examiné tout de suite l'autre côté de la douve pour tenter de déceler une trace de l'homme sortant de l'eau?
– Il n'y avait aucune trace, monsieur Holmes. Mais le rebord étant en pierre, il aurait été difficile d'y relever quelque chose.
– Aucune trace, aucune empreinte, rien?
– Absolument rien!
– Ah! Voyez-vous une objection, monsieur White Mason, à ce que nous nous rendions immédiatement sur les lieux? Peut-être y subsiste-t-il un petit détail suggestif?
– J'allais vous le proposer, monsieur Holmes. Mais je pensais qu'il valait mieux vous mettre au courant avant d'aller là-bas. Je suppose que, si quelque chose vous frappait…
White Mason dévisagea l'amateur d'un air dubitatif.
– J'ai déjà travaillé avec M. Sherlock Holmes, dit l'inspecteur MacDonald. Il joue le jeu.
– Je joue ma conception personnelle du jeu en tout cas, ajouta Holmes en souriant. Je m'intéresse à une affaire pour aider les fins de la justice et le travail de la police. Si je me tiens à l'écart de la police officielle, c'est d'abord parce qu'elle me tient à l'écart. Je n'ai nul désir de marquer des points à ses dépens. Cela dit, monsieur White Mason, je revendique le droit de travailler selon mes méthodes personnelles et de vous communiquer en mon temps mes résultats… une fois complets, plutôt que par étapes.
– Nous sommes très honorés par votre présence, dit White Mason, et nous vous montrerons tout. Venez, docteur Watson! Nous espérons avoir tous, le moment venu, une place dans votre œuvre.
Nous descendîmes la rue paisible du village, que bordait une double rangée d'ormes étêtés. En bas, deux vieux piliers de pierre moussus et tachés supportaient quelque chose qui avait autrefois été le lion rampant des Capus de Birlstone. Nous nous engageâmes dans une allée qui serpentait au milieu de pelouses et de chênes comme on n'en voit plus que dans l'Angleterre rurale. Après un dernier virage aigu, nous aperçûmes la vieille maison basse en briques défraîchies qu'entouraient des ifs coupés à l'ancienne mode, le pont-levis en bois, et la belle et large douve qui brillait comme du mercure sous le froid soleil de l'hiver. Le manoir avait trois siècles: siècles de naissances et de retours au foyer, de danses villageoises et de rendez-vous de chasse. Après tant d'années paisibles, pourquoi ses murs vénérables avaient-ils abrité un tel drame?
– Voilà la fenêtre, annonça White Mason. Celle qui est tout de suite à droite du pont-levis. Elle est restée ouverte exactement comme elle l'était cette nuit.
– Elle me paraît bien étroite pour permettre le passage d'un homme.
– Le meurtrier n'était certes pas obèse. Nous n'avons pas eu besoin de vos déductions, monsieur Holmes, pour nous en rendre compte. Mais vous ou moi, nous pourrions néanmoins fort bien passer par cette fenêtre…
Holmes s'approcha de la douve et examina la pierre du rebord ainsi que le gazon.
– … J'ai bien regardé, monsieur Holmes! insista White Mason. Il n'y a rien. Aucun signe que quelqu'un soit sorti de l'eau. Mais pourquoi aurait-il forcément laissé une trace de son passage?
– Bien sûr! Pourquoi aurait-il forcément laissé une trace de son passage? Est-ce que l'eau est toujours bourbeuse?
– Généralement elle est de cette couleur. Le courant apporte de la terre argileuse.
– Quelle est sa profondeur?
– À peu près soixante centimètres sur les côtés et un mètre au milieu.
– Nous pouvons donc écarter résolument l'hypothèse que l'homme se serait noyé en traversant la douve?
– Un enfant ne pourrait pas s'y noyer.
Nous franchîmes le pont-levis, et un personnage falot, noueux, desséché nous ouvrit la porte: c'était Ames. Le pauvre diable était livide et tremblait encore. Le sergent de police du village, grand gaillard mélancolique, montait la garde dans la salle du crime. Le médecin était parti.
– Rien de neuf, sergent Wilson? demanda White Mason.
– Rien, monsieur.
– Alors vous pouvez rentrer chez vous. Vous avez eu assez de travail. Si nous avons besoin de vous, nous vous ferons prévenir. Le maître d'hôtel ferait aussi bien d'attendre dehors. Dites-lui de prévenir M. Cecil Barker, Mme Douglas et la femme de chambre que nous aurons peut-être bientôt un mot à leur dire. Maintenant, messieurs, je crois préférable que je vous communique mon point de vue; ensuite vous formerez le vôtre…
Il m'impressionnait, ce policier de province! Il maîtrisait bien les faits, et il possédait un bon sens froid, clair, qui le ferait sans doute progresser dans sa profession. Holmes l'écouta avec une grande attention sans manifester le moindre signe d'impatience (c'était, de sa part, exceptionnel!).
– … Est-ce un suicide? Est-ce un meurtre? Voilà, n'est-ce pas, messieurs, notre première question. S'il s'agit d'un suicide, alors nous devons croire que cet homme a commencé par retirer son alliance et la cacher; puis qu'il est descendu ici en robe de chambre, qu'il a piétiné avec des souliers boueux dans un coin derrière le rideau afin de donner l'idée que quelqu'un l'avait attendu, qu'il a ouvert la fenêtre, qu'il a mis du sang…
– Nous pouvons écarter cette hypothèse, interrompit MacDonald.
– C'est mon avis. Un suicide est hors de question. Donc un meurtre a été commis. Nous avons à déterminer si son auteur appartient ou n'appartient pas à la maisonnée.