La vallée
Commandant Martin Servaz #6
Bernard Minier
Du même auteur
Glacé, XO Éditions, 2011. Pocket, 2012.
Le Cercle, XO Éditions, 2013. Pocket, 2014.
N’éteins pas la lumière, XO Éditions, 2014. Pocket, 2015.
Une putain d’histoire, XO Éditions, 2015. Pocket, 2016.
Nuit, XO Éditions, 2017, Pocket 2018.
Soeurs, XO Éditions, 2018, Pocket 2019.
M, Le Bord de l' Abîme, XO Éditions, 2019.
La fuite
Les rayons du soleil levant se coulent à travers les sombres frondaisons des épicéas dans un silence pesant, seulement troublé par quelques pépiements et bruissements divers. Par le sifflement de la bise qui s'agite dans les branches...
Ce silence ressemble à celui de la fin du monde, ou peut-être à celui qui précède sa renaissance. Un silence anormal, angoissant. Poisseux. Sans doute parce que l'homme est absent de ces lieux. Et que la nature retient son souffle... En attente de l'accomplissement d'un événement inhabituel, dérangeant, voire profanatoire. Et c'est ce qui est effrayant : cette promesse de violence.
Bientôt le soleil apparaît au-dessus des cimes, énorme, dispensant une lumière froide sur les sommets enneigés des montagnes environnantes qu'on aperçoit de loin en loin au-delà de la végétation mouvante.
Dans un ciel encore pâle, deux aigles tournoient déjà à la recherche d'une proie, tandis qu'au-dessus d'eux les brumes de l'aube s'étirent avant de s'effilocher en longues traînées paresseuses. C'est bien la seule note rassurante de cet instant. Au moins peut-on avoir la certitude que la journée sera belle, que les animaux, les oiseaux, les insectes qui peuplent la forêt auront leur soûl de chaleur.
Droit devant, un ruisseau capricieux, gonflé d'une eau pétillante et chantante, sinue entre des roches couvertes de lichens, disparaissant et jaillissant au gré des caprices du terrain.
Un poète bucolique trouverait en ce paysage de quoi enrichir ses rimes ; le chasseur, et même le promeneur le moins averti des choses de la nature, y pressentiraient comme une mise en scène, comme le théâtre d'une prochaine et soudaine catastrophe. Tout est trop parfait, trop beau, trop évident pour que le Mal ne se niche pas quelque part. Terré derrière les pierres affleurant, les troncs chargés de sève ou sous le tapis duveteux de mousse et d'épines humides. Oui, le Mal est présent. Le diable en personne, invisible et ricanant de la macabre farce qu'il s'apprête à commettre...
Soudain, un premier choc, sourd, pesant, suivi d'un second, puis d'autres se succédant rapidement à un rythme syncopé... Un halètement saccadé, caractéristique de l'épuisement. On devine que quelque chose d'indéfinissable approche – un homme ? un animal ? –, traqué, indifférent à l'escarpement, au soleil. Le raffut de cette cavalcade solitaire, ponctuée de bonds et de dérapages, amplifiée par l'écho, évoque celui d'une course éperdue où l'on cherche à échapper à d'implacables poursuivants. Peut-être celle aussi où l'on se précipite vers son destin...
Cette fois-ci la forêt se tait. Complètement. Les oiseaux ont renoncé à chanter. Le vent est tombé. Même la terre ne respire plus... Et soudain, l'animal surgit en pleine lumière, musculeux, altier, décidé et libre. La tête droite, surmontée de bois aux multiples ramifications qui imposent sa puissance et son expérience. Le corps brillant d'une sueur argentée. Le regard fixe tendu vers l'horizon.
D'un saut gracieux, il passe au-dessus du ruisseau, se rétablit sans faillir sur le sol tapissé de lichens, puis, prenant appui sur un tertre surplombant la vallée, il bande ses muscles et s'élance haut vers le ciel en un bond prodigieux, avant de chuter et de disparaître dans le gouffre.
Dans les ténèbres...
Estelle
Martin regarde la jeune femme qui conduit la voiture de police banalisée dans laquelle il a pris place, quelques minutes auparavant, devant la gare de Toulouse-Matabiau. « Souad Boukhrane, lieutenant de police ! » s'est-elle présentée à lui. D'un ton qui laissait supposer qu'elle était fière de son grade.
Il a apprécié cet enthousiasme quasi juvénile qui lui a rappelé ce jour lointain où lui-même est entré dans la police. Douze ans plus tôt, déjà... Un bail qui fait maintenant de lui, au regard des nouvelles générations, un dinosaure qu'aurait pu former Maigret ! Il s'amuse de cette référence. Ce qu'il a toujours estimé chez ce personnage plus vrai que nature, c'est justement sa distance avec les événements, cette placidité affectée qui dissimule en fait un tempérament anxieux, inquiet du genre humain. Pourtant, Martin ne l'a jamais imité. Loin de là...
Devenu lieutenant, puis commandant de police, il a été tout le contraire de son modèle littéraire. Un type plutôt arrogant au début, sûr de son intelligence, rebelle à l'autorité. Bon flic ? L'est-il réellement ? Sans doute, puisqu'on l'affecte désormais aux enquêtes les plus difficiles que la PJ ait à traiter. Avec le recul, il s'aperçoit qu'il a exercé plusieurs carrières en une seule. Toujours à cause de son fichu caractère. Un tempérament à l'emporte-pièce qui lui a fait envoyer bouler sans ménagement plus d'un supérieur, ou qui a copieusement agacé des collègues qui ont eu le tort de ne pas partager ses avis.
Un crissement de pneus dans un virage l'arrache à sa réflexion.
– Vous vous entraînez pour la F1 ? demande-t-il sur un ton ironique.
Souad se contente de répondre par un rire clair. Un trille de gorge légèrement rauque, cependant.
Ils grimpent maintenant le flanc abrupt d'une montagne pyrénéenne qu'il connaît bien, en direction de Sainte-Engrâce. Il meurt d'envie de se renseigner sur ce qu'ils vont découvrir à l'arrivée, mais se retient. Il n'aime pas savoir à l'avance. Se trouver face à un cadavre doit se faire sans préparation. Un premier regard vierge sur la victime évite toute interprétation prématurée des causes du décès, de l'histoire que dissimule le crime, s'il s'agit effectivement d'un crime. Procéder ainsi est déterminant pour la suite de l'enquête.
Il allume une cigarette sans demander si cela dérange sa conductrice. Celle-ci se tourne vers lui, l'air amusé.
– Vous avez envie de mourir jeune ?
Il hausse les épaules.
– Jeune ou vieux, quelle différence cela fait-il ? réplique-t-il en regardant par la vitre les maisons de la vallée qui disparaissent progressivement dans la brume. Ce qui fait la différence, c'est l'intensité avec laquelle on a vécu la durée de vie qui nous est impartie !
Elle demeure un moment silencieuse, comme si elle assimilait les propos de Martin et préparait une réponse appropriée.
– Si vous vous en foutez tant que cela, c'est que vous avez eu une vie remarquable... Que vous l'avez vécue avec passion, enthousiasme... pourtant, vous n'êtes pas si vieux, pour vous donner des airs de bonze !
– Je ne me fabrique pas un personnage... La vie a fait de moi ce que je suis aujourd'hui, et si je mourais maintenant, je n'éprouverais aucun regret.
Souad aimerait lui dire qu'elle le plaint. Elle se retient. C'est trop tôt. Quand elle le connaîtra mieux, peut-être...
Soudain, alors qu'ils débouchent d'un virage en épingle à cheveux, ils se retrouvent devant un barrage. De nombreux véhicules de police et de gendarmerie sont rangés sur le bas-côté de la route. Souad freine au dernier moment et se gare sans ménagement contre un talus, amusée par la mine ébahie des gendarmes.
– Vous allez voir qu'ils vont me demander mes papiers..., dit-elle.
– Ils feraient bien ! lui lance Martin en s'extirpant de la voiture. Ce serait moi, je vous supprimerais même votre permis de conduire !
Comme il présente sa carte, les gendarmes le saluent sans oser émettre le moindre commentaire sur Souad qui lui emboîte le pas, les mains dans les poches de son jean qui souligne volontiers son petit air androgyne.