– Trois fois rien, répond Martin. Je crois qu'il faut attendre les résultats des expertises en cours. Mes collaborateurs devraient arriver d'une minute à l'autre.
– Oui, je sais ! Le lieutenant Seignolles, que je ne connais pas, et la petite Souad. Une sacrée gamine, celle-là !
Martin esquisse un sourire.
– C'est-à-dire ?
– Un excellent élément. Avant peu de temps, elle aura fait de nous tous une bouchée ! Un flair d'enfer, une experte en physique et chimie, qui sort d'une ribambelle d'écoles avec des diplômes long comme le bras... et, en plus, belle et infatigable !
– Elle doit bien avoir un défaut, non ? Les gens parfaits sont rares, de nos jours.
– À vrai dire, j'aurais du mal à lui en trouver un, dit Bornand en se levant brusquement. Sauf évidemment son caractère de cochon ! Mais, avec tous les mâles en rut qui passent et repassent entre ces murs, c'est plutôt un système de défense qu'elle a rudement perfectionné en peu de temps.
Sur ces mots, il se dirige vers la porte. Sur le seuil, il marque un temps.
– Surtout, n'hésitez pas, si vous avez besoin de quelque chose ! Demandez, vous obtiendrez ! C'est la devise de la maison, quand on reçoit des huiles dans votre genre.
Il fait un pas et se reprend :
– Juste un détail, ajoute-t-il en dévisageant cette fois Martin avec sérieux, j'ai le procureur sur le dos, l'autre casse-couilles de Barrot, le juge d'instruction, les notables, le maire et j'en passe... Résolvez vite cette enquête, cela me fera des vacances. Je ne suis pas du genre à vivre avec une boule de contrariété dans le ventre, moi !
Puis, après lui avoir adressé un clin d'œil, il disparaît sans refermer la porte.
Martin apprécie les types comme Bornand. De bons et de vrais flics. Un homme qu'on ne doit pas vouloir décevoir.
Il sort une feuille et commence à griffonner dessus. Une suite de mots qui lui paraissent symboliser d'emblée le crime étrange pour lequel il est revenu, contraint, à Toulouse. Grotte... Rituel... Signe... Empreinte de semelle... Marguerites... Edelweiss... Estelle...
Il aime particulièrement ce premier instant d'une enquête, lorsqu'on n'a rien à quoi se raccrocher, sinon deux ou trois mots et de furtives images qui se figeront rapidement en clichés qu'il examinera à la loupe.
Soudain, la porte s'ouvre sur Souad et Seignolles, de retour de la grotte. La jeune fille tient un dossier sous le bras.
– Ah ! Vous êtes là, commandant...
– Laissez tomber les titres, la coupe Martin. Appelez-moi par mon prénom et acceptez que je fasse de même avec vous deux. Cela facilitera nos relations, et nous gagnerons du temps...
Seignolles referme son carnet et vient s'asseoir à l'un des bureaux.
– Ils n'ont pas fait les choses à moitié ! dit-il. Chez nous, ce serait plus spartiate, comme environnement !
– Normal, répond Martin en se levant, c'est bien connu que la gendarmerie est une sous-police !
Découvrant la tête de Seignolles, il éclate de rire.
– Ne faites pas cette tête-là, Luc ! Je plaisantais ! C'est ma manière un peu désuète de mettre mes collaborateurs à l'aise. Je sais, on dit souvent que partout où je vais, je ne passe pas vraiment pour un fin humoriste !
Puis il se rend au tableau noir, saisit une craie et se tourne vers ses deux collègues.
– Je vais vous proposer une méthode de travail... Comme nous ne disposons que d'infimes éléments pour expliquer la mort de la jeune Estelle Maincourt-Sormand, je vous suggère d'aborder le problème en relevant ce que nous savons avec certitude, ce qui appartient au domaine des conjectures, enfin ce qu'il convient de faire pour avancer... C'est bon pour vous deux ?
– C'est vous le patron, répond Souad.
– Non, réplique Martin avec un brin d'agacement dans la voix, nous sommes une équipe. Je n'ai aucune fonction hiérarchique, ici. Ce que je souhaite, c'est que nous mettions en commun nos talents respectifs pour engranger des résultats à brève échéance. C'est tout.
Le ton a été suffisamment tranchant pour que Souad ne réplique pas. Seignolles se lève avec, en main, un carnet gainé de cuir qu'il ouvre précautionneusement, comme s'il s'agissait d'un recueil de secrets...
– Voulez-vous que je commence et que je vous livre mes remarques ? demande-t-il.
Surpris, Martin le regarde avec une admiration non feinte. Depuis le début de sa carrière, il n'est jamais parvenu à reporter quoi que ce soit sur un bout de papier au cours d'une enquête. Sa devise est : Tout dans la tête ! Sauf que, il doit le reconnaître, cette pratique empirique lui a parfois joué de mauvais tours, sa mémoire pourtant exceptionnelle ayant souvent effacé de précieux détails.
– Je vous en prie ! dit-il en souriant.
– Hé ! s'exclame Souad. On avance ? On n'est pas dans les salons de la vicomtesse !
Martin et Seignolles ignorent la jeune fille qui soupire, assise sur sa chaise, les pieds croisés sur le bureau.
– Si je résume, commence Seignolles, nous avons des indications intéressantes, mais aucun indice à proprement parler, excepté l'empreinte d'une semelle de chaussure de sport, taille quarante-quatre, et le fameux signe sur lequel je reviendrai. Pour l'essentiel, nous savons que le corps a été découvert par un randonneur...
– Et qu'est-ce qu'il fichait là, celui-là ? demande Souad. L'endroit est sinistre à mourir ! On pourrait peut-être le considérer comme suspect.
Seignolles se tourne vers elle, l'air amusé.
– Tu veux savoir la vérité ? Il s'agit d'un vieux monsieur de soixante-dix ans, encore bon marcheur, qui souhaitait s'isoler pour... Il nous a expliqué qu'il voulait s'enfoncer le plus possible pour ne pas se retrouver sous l'œil de quelqu'un, et c'est ainsi qu'il a découvert le corps.
– Ensuite ? s'impatiente Martin.
– D'après les premières constatations de votre ami mangeur de saucisses, la mort remonterait à une trentaine d'heures environ. Le corps ne présentait aucune trace de violence. Je vous l'ai dit, on a juste relevé des empreintes de pas, dont une seule identifiable. Je me suis permis de compter les bougies : dix-sept au total ; et les pierres blanches : vingt et une ! Le bouquet de fleurs blanches qu'elle tenait dans la main contenait de petites marguerites et des edelweiss. Ceux-ci, je me demande bien où ils ont pu être dénichés par ici...
– À partir de deux mille cinq cents mètres d'altitude, dans un endroit escarpé...
– Je sais, commandant, réplique Seignolles, j'ai fait la préparation Montagne de la gendarmerie... Mais je ne vois pas où ils ont pu les cueillir, c'est tout.
Tandis que Seignolles tourne une page d'un geste appliqué, Martin le considère avec davantage d'attention. Vu sa morphologie, il aurait dû se douter que ce gars-là était un grimpeur... Tout de suite il le trouve plus sympathique : vieux réflexe de montagnard.
À cet instant, Souad se redresse sur son siège.
– Il y avait combien de fleurs ? raille-t-elle avec un large sourire.
Martin bondit.
– Écoutez moi, jeune fille ! lui lance-t-il d'une voix froide et cassante. J'ai eu la faiblesse de vous parler de mon humour... Si on en use, encore faut-il qu'il fasse mouche ! Sinon, ça tombe lourdement à plat, ce qui est le cas pour votre remarque ! Luc a eu raison de procéder ainsi. Dans un crime rituel, tout compte, et surtout la numérologie... Elle renvoie souvent à des symboles qui nous dirigent vers des explications concrètes. Alors, écoutez un peu et épargnez-nous vos réflexions de gamine pressée ! D'ailleurs, au lieu de vous prélasser, venez donc reporter les constatations de Luc sur le tableau.
Visiblement vexée, Souad s'approche du tableau et se saisit rageusement d'une craie, se promettant de casser ce gradé prétentieux à la première occasion... Le Parisien la croit impatiente ; il se trompe. Elle possède l'endurance et la constance d'une chatte. Et ses griffes savent faire mal !