Autour de Legendre
Dimanche, vingt-trois heures.
Le colonel Legendre gare sa voiture sur le parking de la centrale de Buzet. La pluie qui s'est remise à tomber l'oblige à remonter le col de son imperméable et à presser le pas.
Il contourne le bâtiment pour entrer par une porte de service qu'il ouvre à l'aide d'une télécommande. Empruntant un long couloir sombre dans lequel il a appris à se diriger à l'aveugle, il rumine sa colère et son impatience. La succession des événements récents a bien failli compromettre l'Expérience...
L'Expérience !
Celle pour laquelle il s'est engagé personnellement auprès de ses commanditaires. Celle pour laquelle il a obtenu plus de crédits qu'il n'aurait jamais pu en espérer, et l'impunité de Sormand, dix-sept ans plus tôt. Celle à laquelle il a sacrifié sa vie personnelle...
Pas de femme, pas d'enfants ! Plus d'amis. Que des amours vénales accumulées comme autant de défaites. D'innombrables souillures dans lesquelles il a achevé de perdre le peu de foi qui lui restait en sa propre humanité.
Désormais, il n'est plus rien qu'un fantôme agissant pour le compte d'une puissance qui le dépasse. Un rouage indispensable. La pièce maîtresse de l'Expérience !
Lui, le petit homme laid, cette momie froissée, s'est vendu corps et âme et a amassé une fortune qui, lorsque tout sera enfin achevé, que le succès aura couronné cette entreprise initiée il y a plus de vingt ans, l'aidera à disparaître...
Il changera d'identité, s'effacera, renaîtra au bout du monde, dans un palais tropical déjà bâti en secret au cœur d'une épaisse forêt et qui deviendra alors son refuge... Oui, lorsque l'Expérience aura été réalisée !
C'est cet espoir qui l'anime. Ce tout dernier espoir. Pareil à un rêve que seule sa volonté est à même de concrétiser. Mais il reste d'ultimes détails à régler. Les dernières cartes à abattre. En faisant preuve une fois encore de son pouvoir.
Tout se jouera en très peu de temps. Servaz le talonne, Sormand le craint tant qu'il en devient dangereux et risque d'échapper à son contrôle, enfin la presse et la police progressent dans leurs investigations respectives.
Il a semé trop de morts derrière lui... Mais pouvait-il agir autrement ? Lui et les Neuf, les héritiers du cathare Benoît de Termes, se devaient de protéger le Centre... Le Secret ! Comme Termes l'avait fait jadis en éliminant son rival Robert Sicard et toute sa famille.
Il est parvenu à une deuxième porte qu'il ouvre de la même manière que la première et, toujours dans l'ombre, traverse un hangar pour atteindre un ascenseur dont il fait coulisser la grille.
Dans la cabine, il presse l'un des deux seuls boutons du boîtier de commande, puis la machine s'ébranle et entame sa longue descente dans les entrailles de la centrale.
« Plus haut, pense Legendre, cette potiche de Zimmer doit dormir du sommeil du juste dans son appartement de fonction. » Ce Zimmer, l'homme de paille idéal, parfait dans son rôle, ignore que les sous-sols de son usine abritent une ruche où s'active une armée d'ombres : physiciens, techniciens, ingénieurs, médecins...
Il sort de l'ascenseur pour déboucher dans un vestibule à peine éclairé par deux veilleuses blafardes. Arrivé devant une haute porte blindée, il pose la main sur une plaque de reconnaissance digitale qui scanne tous les sillons de sa paume et de ses doigts.
Après une brève attente, la porte s'ouvre lentement. Un nouveau couloir, celui-ci baigné d'une clarté uniformément blanche. Un couloir où Legendre croise quelques ingénieurs qui le saluent vivement, évitant son regard de tortue.
Puis il franchit une dernière porte pour pénétrer dans une petite salle de conférence aux murs parcourus de tuyaux et de gaines électriques.
Autour de la table métallique, ils sont déjà tous là et se raidissent sur leur siège à son entrée.
En s'asseyant à la place d'honneur, comme il se doit, il les dévisage les uns après les autres en leur adressant un rictus de ses lèvres crevassées et en hochant la tête de gauche et de droite, coudes sur la table, mains jointes.
« Barrot, gominé et costumé tel un dandy, demi-portion qui transpire à grosses gouttes, inquiet des avancées que réalisent Servaz et son équipe. Une progression qu'il n'est pas parvenu à juguler totalement... Le jeune Friedel avec sa mine d'adolescent derrière laquelle se cachent un esprit affûté, une intelligence hors norme, mais aussi une ambition démesurée... Jansen, ébouriffé comme un hérisson, nageant dans son costume trop large, son cou de poulet, sa pomme d'Adam montant et descendant par à-coups. C'est l'un de mes hommes de main les plus efficaces : un véritable passe-muraille qui a su éliminer Gwen Leroy dans sa cellule... Le Docteur, qui ne porte pas d'autre nom et qui s'est fait remodeler le visage à plusieurs reprises pour éviter d'être arrêté par toutes les polices d'Europe. Un remarquable généticien qui a sans doute tué plus de patients que je n'ai fait assassiner d'ennemis... Et enfin mon vieil “ami” Raphaël Sormand, le seul et unique génie véritable de cet aréopage, sans qui l'Expérience ne saurait être tentée ! Et qui me fixe de son regard plein de reproche et de haine... Il ne manque que le professeur Vals... Il en est ainsi ! »
– Messieurs, commence-t-il d'un ton acide, êtes-vous enfin en mesure de me dire dans combien de temps nous serons prêts ?
– Dans trois ou quatre jours, répond aussitôt Friedel de sa voix fluette.
Legendre soupire. La lassitude a envahi son masque de craie.
– Et vous pouvez m'assurer que le sujet tiendra le coup pendant ce laps de temps ?
– Oui, répond le Docteur. Trois ou quatre jours, oui, mais pas davantage ! Il ne faudrait pas repousser l'Expérience au risque de le perdre. J'ai constaté que ses os subissent déjà une dégénérescence liée à un vieillissement accéléré qui me fait craindre le pire. Nous savons que cela est dû à l'absorption du « mélange » que le professeur Vals administrait aux « disparus ». Certains patients y résistent moins bien que d'autres... Le sujet présente les signes caractéristiques que nous avons remarqués sur les ossements des cathares ayant expérimenté la décorporation...
– Dans ce cas, agissons au plus vite, le coupe Legendre avant de poursuivre à l'adresse de Barrot : Où en sommes-nous du côté de l'enquête ? Contenez-vous encore Servaz ?
Le juge s'éponge le front d'un fin mouchoir marqué à ses initiales et se trémousse sur sa chaise avant de bredouiller :
– Je ne peux nier qu'il avance à grands pas. Il est tout de même parvenu à concentrer ses recherches sur la centrale ! Heureusement, Mathieu s'est chargé de lui et l'a éconduit sans qu'il ait pu se douter de quoi que ce soit...
Legendre incline la tête du côté gauche et abaisse ses paupières quelques secondes comme s'il s'apprêtait à s'assoupir. Puis, rouvrant les yeux, il décroise ses mains et tape avec sa paume sur la table pour dire :
– Vous persistez à prendre Servaz pour un crétin, Barrot ? Il est évident qu'il a compris que les bandes vidéo de surveillance avaient été falsifiées ! Nous n'allons pas tarder à le voir débarquer avec une escouade de gendarmes pour investir la centrale. Vous devrez le ralentir, monsieur le juge... Quand les policiers envahiront les lieux, l'Expérience aura dû être accomplie.
– Naturellement, colonel... Naturellement ! Je le retarderai !
Barrot donnerait son âme pour que Legendre ne lui pose plus de questions. Mais l'agent de la DGSE n'en a pas terminé avec lui et lui lance :
– Autre chose... Les enquêteurs disposent-ils de moyens leur permettant de remonter plus haut ? Vous voyez ce que je veux dire...
– Précisément, colonel, balbutie le juge. Je comprends...
– Alors ?
– Le cloisonnement de notre organisation, les leurres que nous avons semés tout au long de leur enquête, ma position au palais de justice, tout cela leur interdit de dépasser un certain niveau. Les ministères ne seront pas touchés. Nous sommes encore en mesure d'empêcher les éclaboussures.