– Nous sommes néanmoins les derniers fusibles, ricane le Docteur. Si nous échouons, nous sautons !
– En effet, reprend Legendre. Mais nos commanditaires, eux, seront épargnés. Ni la police ni la presse ne doivent évoquer certains noms... Le gouvernement exploserait, messieurs !
Legendre marque un long silence que respectent les autres membres de l'assemblée. Mais tous aimeraient être capables de lire dans ses pensées.
Ils y découvriraient que lui, le colonel Jacques Legendre, serait en fait le seul fusible à ne pas griller. Ils y constateraient avec horreur que c'est lui qui les abattrait pour les empêcher de parler.
– Et toi, Raphaël, demande-t-il, n'es-tu pas heureux de savoir que tu vas prochainement réaliser ton rêve en projetant un esprit humain dans le deuxième monde ?
– Nous sommes les deux seuls à nous tutoyer dans cette assemblée, Jacques, dit Sormand d'une voix glaciale, et nous nous connaissons si intimement, malgré ce qui nous oppose, que tu sais parfaitement que je ne collabore que contraint et forcé à l'Expérience.
– Tu ne t'es jamais remis de ton échec d'autrefois, n'est-ce pas ? Et tu es si près d'assouvir ta quête que tu en es terrorisé ! Tu devrais pourtant être fier de savoir que nous allons vaincre la Mort !
Les épaules de Raphaël s'affaissent. Son corps massif se tasse et semble rapetisser. Le visage terreux, ses yeux pâles bordés d'un liseré de larmes, il articule avec difficulté :
– Les corps se corrompront toujours, Jacques. Nos enveloppes charnelles sont génétiquement programmées pour périr. La Nature entière possède en elle son propre code de destruction. Ainsi l'a voulu le Créateur... Oui, l'esprit, l'esprit seul est capable de survivre à la putréfaction et de s'évader de sa chair... Si nous réussissons l'Expérience !
Legendre sourit en se levant.
– Le corps en effet n'est rien. Tu sais parfaitement que l'esprit, lui, est immortel. Les âmes de tous ceux qui nous ont précédés, de tous ceux qui meurent en ce moment, qui mourront à l'avenir, ont atteint, atteignent ou atteindront ce monde si proche du nôtre et que nous frôlons parfois... Avant trois jours nous aurons fait traverser le temps et l'espace à l'esprit d'Oscar.
Legendre, sans un salut, quitte alors la salle.
Sormand se souvient... Lors de l'expérience dont Alexandra et Martin étaient les sujets, il a cru les entendre murmurer, ces esprits lointains... Cela n'avait duré que quelques fractions de seconde. Le temps qu'une sorte de lueur vienne iriser les contours des corps nus des deux adolescents.
Juste avant que ne retentisse le grondement qui avait secoué la grotte et entraîné l'éboulement de son plafond.
Effectivement, au cours de ce moment fugace, une porte avait dû s'entrouvrir sur le deuxième monde.
Et quelque chose en était sorti...
Margot était née neuf mois plus tard.
L'embarras du juge Barrot
Le lundi matin, alors qu'il se rend d'un pas pressé à une audience, Barrot ne peut s'empêcher de repenser à la réunion de la veille au soir, à la centrale. Il en a conservé un certain malaise qui a perturbé son sommeil. Pourtant, qu'a-t-il à craindre ? L'Expérience est en passe d'être réalisée dans d'excellentes conditions, et surtout les policiers tournent en rond, tels des chiens se mordant la queue...
Pour l'heure, s'il s'en réfère à leurs rapports, il ne doit rien redouter. Servaz n'avance que des hypothèses. Il suppute que Vals a été éliminé à Buzet, mais ne dispose d'aucune preuve. Il se heurte aux bandes de surveillance falsifiées. Et pour le reste, tout le reste, la Loge Muette, le complot, l'Expérience, il vaticine entre mille et une présomptions. Toujours dans l'incapacité de les étayer.
Quant aux « disparus », les médecins assistent impuissants à leur déclin, les voyant s'affaiblir de jour en jour sans parvenir à en cerner la cause. Privés du traitement de Vals, tous sont condamnés à brève échéance... La dégénérescence de leur masse osseuse ainsi que le processus de gérontisation dont ils sont atteints sont irréversibles. L'un des principaux effets du « mélange » de Vals est le syndrome de Hutchinson-Gilford, la progéria ! Le « mélange » qui a coulé depuis des années dans leurs veines a altéré leur code génétique, touchant le chromosome 1 dont il a transformé la protéine, responsable de leur vieillissement prématuré.
Les derniers survivants des expérimentations secrètes pratiquées aux Sorbiers ne sont plus que des spectres au seuil du trépas. De frêles fantômes à l'organisme usé et à l'esprit brûlé.
Vals leur a imposé tant de « voyages » aux confins de la mort, les en ramenant chaque fois plus affaiblis, que le peu de vie qui leur reste ressemble à la flamme fragile d'une bougie couchée par la tempête. Le « mélange » agit particulièrement sur la glande pinéale, ce minuscule organe, vestige chez l'homme de son système cervical primitif. Ce « troisième œil » qui réagit encore à la lumière après des millions d'années d'évolution ! Et qui a conservé certaines de ses facultés primordiales que les drogues sont en mesure de décupler. Cette petite excroissance est en effet une véritable usine, un extraordinaire neurotransmetteur ! Un magnifique alambic qui distille de lui-même quelques tryptamines endogènes que charrie le sang humain...
Il se souvient de ce que Vals lui avait enseigné : « Dans le Livre des Révélations, il est dit que l'Élu connaîtra Dieu personnellement ; son nom sera dans son front ! Et, justement, avait ajouté le professeur, c'est là que se trouve la glande pinéale, ce “troisième œil” qui voit au-delà du temps et de l'espace, si nous lui en offrons les moyens... Depuis des millénaires, combien de cultures ont-elles recherché ce fameux “œil”, Barrot ? – Je vois à quoi vous faites allusion, lui avait-il répondu. Toutes ces traditions qui imposent le port d'un point rouge au milieu du front ? – Bien sûr ! Or cet œil-là est capable de s'ouvrir sur le deuxième monde... »
Bientôt, se dit Barrot en poursuivant son chemin, tout sera accompli ! Il en sera ainsi !
Ce projet merveilleux, cette entreprise admirable, mené depuis des siècles, va enfin se concrétiser... Dans moins de trois jours, un esprit humain accostera dans le deuxième monde !
Le sourire est revenu sur le visage lisse et rose du juge. Sa démarche a repris son rythme dansant et maniéré. Il serait presque heureux. Du moins pensait-il l'être quand, à l'angle du couloir, il tombe nez à nez avec ce satané flic, ce foutu Parisien...
Son sourire se craquelle, la roseur de ses joues s'estompe et une sueur soudaine lui glisse entre les omoplates. Deux secondes pour se reprendre, recouvrer son assurance, paraître naturel et tendre la main à l'intrus.
– Commandant ! Nous n'avions pas rendez-vous, n'est-ce pas ?
– Non, monsieur le juge. Votre secrétaire m'a simplement indiqué où je pourrais vous trouver...
– Ah ! Auriez-vous quelque information importante à me communiquer ? C'est au sujet du professeur Vals ?
– Rien de ce côté-là... Il semblerait qu'il se soit rendu invisible au moment de pénétrer dans l'enceinte de la centrale de Buzet.
– Ou vous vous êtes trompé !
Martin fixe sévèrement son interlocuteur.
– J'opterai plutôt pour un remarquable maquillage des bandes vidéo... Et je pense que nos experts sauront me donner raison. Ce qui prouvera que les assassins bénéficient de complicités dans cette centrale.
Le juge jette un coup d'œil à sa montre et reprend son chemin, talonné par Martin.