– Pourquoi teniez-vous à me voir, commandant ?
– Je souhaitais parler d'Oscar, votre neveu...
Barrot se crispe puis se ressaisit aussitôt en s'astreignant à offrir un large sourire à Martin.
– Mon neveu ?
– En effet. Vous avez obtenu qu'il vous soit confié, malgré la volonté des médecins qui préféraient traiter le cas des disparus dans sa globalité. Comment se porte-t-il ?
Barrot se reproche de répondre trop hâtivement, comme pour se débarrasser du sujet.
– Mieux ! Beaucoup mieux... Il se remet doucement.
– Il a de la chance ! ironise Martin. Aux Sorbiers, ses semblables dépérissent à vue d'œil. L'un d'eux est d'ailleurs entré dans un coma profond et nous craignons qu'il ne passe bientôt de vie à trépas.
– J'en suis sincèrement désolé. Oscar, lui... Oscar a toujours été un garçon résistant. Et l'équipe médicale à laquelle je l'ai confié est très efficace.
Martin le dévisage sans chercher à dissimuler sa surprise.
– C'est pourquoi je crois qu'il serait utile que nous puissions voir Oscar et vérifier que...
– Ah, ça non ! le coupe brutalement Barrot. Sa santé s'améliore, certes, mais il n'est pas en mesure de supporter des visites qui le fatigueraient inutilement.
– C'est compréhensible, admet Martin. Néanmoins, il serait charitable de votre part de demander aux praticiens qui soignent votre neveu de communiquer leurs rapports à leurs confrères des Sorbiers. La confrontation de leurs méthodes serait sans doute riche d'enseignements, ne trouvez-vous pas ?
Cette fois, le rose des joues du juge a totalement disparu et ses lèvres ont bleui. « Ce fouineur soupçonne-t-il quelque chose ? Il vient de me tendre un piège dans lequel je suis tombé sans me méfier... Je vais devoir demander à Legendre de me fournir des “rapports médicaux” pour les remettre en pâture à ce chien de chasse de Servaz ! »
– Je vous transmettrai effectivement les informations nécessaires, promet Barrot en espérant conclure ainsi l'entretien.
Martin s'obstine cependant à ronger son os :
– Que je ne puisse interroger Oscar dans l'immédiat, je l'admets, monsieur le juge ; par contre, peut-être pourrais-je le faire dans quelques jours, puisque vous m'assurez qu'il se remet. Le témoignage des disparus est primordial, si nous voulons progresser dans notre enquête et accéder à l'étage supérieur...
– L'étage supérieur ? s'étonne Barrot.
– Vals ne pratiquait pas ces épouvantables expériences pour son propre compte ; ceux qui l'ont éliminé l'ont fait pour le sanctionner d'avoir été démasqué, mais surtout dans le but de se protéger.
Dans son dos, la chemise du juge est trempée.
– Qui croyez-vous atteindre ? demande-t-il.
– Je l'ignore encore, monsieur le juge... Un groupe ? Une organisation secrète ? Une secte ? Une officine gouvernementale occulte ?
– Vous êtes un grand imaginatif, commandant !
– Non, justement. On a plutôt tendance à me reprocher mon pragmatisme... Ce qui, à mes yeux, constitue une qualité, chez un enquêteur.
– Bien, bien..., fait le juge d'un ton las en consultant de nouveau sa montre. Je suis désolé, commandant, je dois me rendre à une audience. Nous reparlerons de tout cela plus tard, si vous le permettez.
– Naturellement.
Barrot tend une main humide et huileuse à Martin, puis pivote sur ses talons tel un pingouin cherchant l'esquive.
– Au fait, monsieur le juge...
Barrot se retourne à contrecœur.
– Oui ?
Martin prend un certain temps avant de lancer :
– Vous ferez mes amitiés au colonel Legendre, que je m'étonne de ne plus trouver sur mon chemin depuis quelques jours.
Barrot ne trouve rien à répondre et se hâte d'ouvrir la porte de la salle d'audience où il est attendu.
Martin demeure quelques secondes sur place et porte à ses lèvres une cigarette qu'il allumera dès qu'il sera hors du palais de justice.
Le juge a laissé après lui un peu de l'odeur de sa transpiration. Celle de la peur.
Le doute
Mardi, huit heures.
Cette fois, elle a osé ! Alexandra s'est décidée à récupérer un peu de l'onguent que Marie a coutume de préparer dans son mortier et avec lequel elle lui a massé les mollets et les cuisses dix-sept ans durant.
La jeune femme en a recueilli une petite cuillerée qu'elle a mis dans un pot de crème préalablement lavé à l'eau de javel, puis abondamment rincé. Elle veut savoir...
Elle doit comprendre pourquoi depuis quelques jours, depuis qu'elle a refusé de se faire masser par Marie, elle ressent des picotements dans les jambes et éprouve même parfois des sensations : chaleur et froid alternés... Une esthésie nouvelle, très lointain souvenir de perceptions que sa mémoire avait reléguées dans une nuit sans fond.
Considérant le pot de crème qu'elle vient de reboucher, le faisant tourner dans sa main, elle ne peut repousser le sentiment de culpabilité qui l'oppresse. Car la voici qui doute de Marie ! La compagne de chaque instant, l'amie qui l'a réconfortée, soignée, choyée, l'entourant de sa bonne grosse affection de matrone, au point de l'étouffer quelquefois...
Douter d'elle jusqu'à imaginer cette horreur ! Douter si fort qu'elle en a perdu le sommeil, s'interrogeant sans cesse sur les raisons qui auraient poussé Marie à commettre cette chose épouvantable...
Cependant, Alexandra perçoit comme un retour de la vie dans ses jambes. Elle a vu ! Elle a vu son gros orteil droit bouger, ce matin. Et, quand elle a posé les pieds sur le sol en s'aidant de ses bras et de ses mains, comme elle a l'habitude de faire, elle a failli pleurer de joie au contact tiède du parquet de sa chambre.
Ensuite Marie est entrée, boudeuse et renfrognée, et a proposé ses services. Alexandra a accepté qu'elle l'aide à se laver et à s'habiller, mais a refusé ses soins, arguant qu'elle avait pris conscience de leur inutilité. Marie s'est rembrunie et a bougonné, puis est ressortie de la chambre en annonçant qu'elle allait faire des courses.
Margot était déjà dans la cuisine où elle prenait son petit-déjeuner. Alexandra a attendu que Marie démarre la voiture pour se rendre dans la serre avec le pot de crème qu'elle avait préparé la veille au soir.
Maintenant elle s'empare de son téléphone portable et compose le numéro du lieutenant Souad Boukhrane ; Alexandra a sympathisé avec la jeune femme, lors de ses visites aux Sorbiers où elle cherchait à recueillir des informations auprès des quelques disparus survivants dont la raison n'était pas totalement éteinte.
La voix légèrement rauque de Souad :
– Oui, docteur ?
– J'aurais besoin de vos services, lieutenant.
– Je vous en prie...
Alexandra lui explique. Les mots lui viennent difficilement pour exprimer son impensable défiance envers celle qui lui est venue en aide dès sa sortie de l'hôpital. Les mots s'entrechoquent pour tenter de traduire un effroyable soupçon.
– Ce que vous cherchez à me faire comprendre, dit Souad, c'est que cette femme, Marie Mongeot, pourrait vous avoir maintenue dans une sorte de handicap artificiel ! Elle vous aurait nui depuis tant d'années ?
– J'avoue que c'est difficilement croyable...
– Docteur, s'étonne Souad, vous êtes bien paralysée, n'est-ce pas ?
– En réalité, la plupart des médecins que j'ai consultés ont admis que je devais pouvoir remarcher... Mais comment aurais-je pu les croire si Marie me massait avec des produits paralysants ? Toute rééducation devenait impossible ! Je me suis progressivement persuadée que je demeurerais impotente toute ma vie.
– Dans quel but aurait-elle agi ainsi ? demande Souad avec incrédulité.
– Je l'ignore. À moins que son comportement ne soit celui d'une perverse... Quelqu'un qui désire imposer sa volonté à une personne fragile et vulnérable pour régenter son foyer.