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– Qu'attendez-vous de moi ?

Alexandra marque un long silence durant lequel elle fixe le pot de crème posé sur ses genoux.

Elle se décide enfin :

– J'ai subtilisé un peu de l'embrocation qu'elle m'appliquait... Je souhaiterais que vous la fassiez analyser et dresser une liste de ses composants. Je sais que vous êtes vous-même une spécialiste en chimie et...

– Aucun problème, docteur, la coupe Souad. Je peux venir chercher l'échantillon aux Sorbiers dans la matinée, si vous le souhaitez. J'en profiterai pour parler un peu avec Mélisse ; la petite paraît la plus résistante de tous les disparus. Elle m'a déjà beaucoup appris sur Vals et Dupré.

– C'est très gentil à vous ! Je serai à la clinique à partir de dix heures.

Alexandra raccroche, le cœur battant, les mains tremblant légèrement, des larmes brûlantes lui montant aux yeux. Trahit-elle Marie ? Trahit-elle une si longue et belle amitié sur de vagues présomptions ?

Car n'est-ce pas elle, Alexandra, la seule et unique responsable ? La paralysie de ses membres n'aurait-elle pas été une sanction imposée par son propre esprit ? Une sorte de leurre ? Le seul moyen que son subconscient aurait trouvé pour lui interdire de courir rejoindre Martin ?

Et aujourd'hui que Martin vieilli a réapparu, effaçant définitivement le souvenir de l'adolescent d'autrefois, son esprit ne vient-il pas lui offrir en retour ce prétendu miracle ?

Soudain, quelque chose de frigorifiant lui traverse le corps. Quelque chose qui la transperce comme ferait une flèche de glace. Mais qui s'est dissimulé aussitôt, semblable à un animal furtif capable de se confondre avec le paysage pour se rendre invisible.

Alexandra a tressailli, terrifiée.

– Margot ! appelle-t-elle pour se rassurer.

Un silence.

– Margot ?

– Oui, maman.

Elle apparaît sur le seuil de la serre. Elle lui sourit et la regarde affectueusement. Un sourire trop accentué.

– Oui, maman ?

– N'es-tu pas en retard pour te rendre au lycée ?

– Mon premier cours ne commence qu'à neuf heures.

Elle passe derrière le fauteuil roulant, en saisit les poignées et pousse sa mère hors de la serre.

Alexandra a caché le pot de crème entre ses mains. Elle sait qu'elle l'a vu. Pas forcément avec ses yeux... elle l'a vu comme elle-même voit parfois. Avec son esprit ! Et là, elle a beau avoir rabattu ses antennes, elle ne parvient pas à fermer hermétiquement son esprit.

« Elle m'a sondée... Elle possède mon don ! Ce froid que j'ai ressenti subitement, c'était elle ! C'était l'expression de sa haine contre Marie. »

Moi

Je n'ai pas pu me retenir !

Toute cette colère, cette haine... Toute cette répulsion ! Mon esprit a projeté ce dégoût de Marie dans l'espace, et maman l'a perçu jusque dans sa propre chair.

J'étais dans la cuisine en train de prendre mon petit-déjeuner quand maman est entrée dans la serre, juste après le départ de Marie avec laquelle elle s'était encore disputée.

Je me suis demandé pourquoi maman, en l'absence de Marie, se rendait précisément dans la serre. J'ai donc projeté mon esprit dans sa direction en me glissant subrepticement, comme une chatte, dans ses pensées.

Là, nichée en elle, persuadée de m'être rendue indétectable, j'ai suivi le cours de ses réflexions...

J'avais l'impression de faire partie intégrante de maman, charnellement, cognitivement. Des tissus de ses muscles, de la moelle de ses os, de chacune de ses molécules... Revenu en elle, accrochée de nouveau à sa propre vie grâce à un cordon tressé par la seule puissance de mon esprit.

Un fœtus de dix-sept ans !

Je me suis dit que je n'avais sans doute jamais cessé de n'être que cela : un embryon lové en cette mère d'accueil, et que les lois de la Nature avait forcé à grandir extérieurement.

Cette Margot, l'autre, celle qui se conforme à son rôle d'adolescente, n'est qu'un double sans âme. Une marionnette donnant le change ! Une jumelle factice qui respire l'oxygène des humains, admet leurs lois, mange, boit et dort, urine et défèque...

Moi, par contre, j'ai compris où devait être ma place. Où je devais m'en retourner.

J'ai surtout saisi pourquoi Marie s'était introduite dans notre existence. Pourquoi elle dominait maman...

La mission de Marie était de me surveiller, moi !

Moi, l'étrangère... Celle qu'une grotte avait enfantée.

C'est cette révélation qui m'a fait hurler dans l'esprit de ma mère.

Un cri glacial comme les ténèbres de la Mort.

La sorcière

Mercredi, sept heures trente.

En pénétrant dans le QG, Souad est déçue de ne pas y trouver Martin. De ne pas sentir l'odeur de son premier café, celle de ses cigarettes. De ne pas le voir assis à son bureau à éplucher les derniers rapports, à comparer ses fiches, à prendre des notes... Levant la tête à son arrivée et lui adressant l'un de ses sourires qui la touchent tant, puis venant lui déposer un discret bécot sur les lèvres.

Souad doit le reconnaître : elle est tombée amoureuse de lui. Non pas le jour où ils se sont embrassés dans un commun élan. Pas réellement ce jour-là. Juste un peu avant, sans qu'elle l'admette ou en ait pris vraiment conscience.

Leur baiser est seulement venu parapher un sentiment qui couvait, ouvrant les portes du possible... Depuis lors, l'un et l'autre agissent pourtant comme s'il ne s'était rien passé, évitant d'évoquer leur étreinte. Aussi Souad se demande-t-elle avec inquiétude si ce qu'elle éprouve pour lui est réciproque. Si l'autre femme, Alexandra Extebarra, ne demeure pas, dans le cœur de Martin, comme un souvenir indélébile, une icône sanctifiée par la mémoire.

Il suffirait que Souad ose lui parler... Lui dire qu'elle se moque de leur différence d'âge, qu'elle l'aimera tel qu'il est, avec ses secrets, ses silences, son mal de vivre. Qu'ils n'ont nul besoin de rêver d'un foyer, d'une ribambelle d'enfants. Que leur amour ne se vivra qu'au présent...

Oui, c'est à elle de faire le premier pas ; lui, il ne se le permettra pas. Homme de devoir, pétri de principes, il a sans doute fait de son âge une frontière dressée entre elle et lui. Et il se considère certainement comme un voyageur de passage venu exécuter une mission avant de repartir vers sa solitude, l'alcool et le tabac, et de se suicider à petit feu.

Souad lui dira qu'elle l'aime. Elle l'aime ainsi, dans sa tristesse taciturne. Elle ne tentera pas de transformer sa personnalité, mais s'en accommodera. Elle sera joyeuse et forte pour deux. Leur amour durera ce qu'il doit durer... À Toulouse ou à Paris, peu importe.

Un coup timide à la porte interrompt le cours de ses pensées. Le fille du divisionnaire Bornand entrouvre et passe la tête pour dire :

– Le courrier, lieutenant.

– Eh bien, entrez et posez-le sur mon bureau.

Rougissant, le jeune homme se hâte de livrer le paquet, s'en débarrassant comme s'il lui brûlait les doigts.

– Il faudra vous y faire..., lâche Souad.

– À quoi, lieutenant ?

– Au fait que la police comportera de plus en plus d'éléments féminins dans ses rangs !

De rouge clair, le fille Bornand devient cramoisi. Le visage en feu, il exécute un rapide salut et traverse le bureau en trois enjambées d'échalas pour disparaître.

Souad repère d'emblée dans le courrier l'enveloppe envoyée par le laboratoire auquel elle a confié, la veille, l'analyse de l'onguent qu'Alexandra a subtilisé à Marie Mongeot.

Elle déchire l'enveloppe pour en extraire un feuillet qu'elle parcourt de son œil de spécialiste, bientôt atterrée par ce qu'elle y découvre.