Un œil sur ses jeunes protégés, un autre sur Harmas, son héros du moment, qui fume un paquet de cigarettes et s'envoie une dizaine de verres de whisky par jour tout en cherchant ce qui a bien pu arriver à Netta, l'une de ses anciennes petites amies qu'on a fait passer pour morte suite à un suicide au gaz, Morgane se dit que la vie est belle, toute simple, et que le rôle de nounou lui convient parfaitement.
Puis l'intrigue agencée par ce renard de Chase, cet aristocrate qui inventa les plus grands voyous du polar des années cinquante, accapare définitivement l'attention de la lectrice qui en oublie les enfants :
« ... C'est avec un Luger que Jacobi fut tué. Bradley l'avait rapporté en souvenir de la Première Guerre mondiale. Il avait gravé son nom sur le canon, et bien que le nom eût été effacé, Bradley savait que la police pourrait le lire à l'aide des rayons ultraviolets. Si l'on trouvait son revolver, il était sûr d'être pendu pour meurtre. À ce moment-là, Netta était fatiguée de Bradley et amoureuse de Corridan... »
Soudain, un cri aigu fait sursauter Morgane. C'est la voix d'Anna. Terrifiée par son inattention, se sentant coupable d'avoir succombé au charme de l'élégant auteur à la fine moustache, elle bondit de son banc. Elle ne voit plus les enfants... Les appelle.
– On est là ! répondent ces derniers derrière un bosquet qu'elle contourne en courant.
Morgane se rassure aussitôt. Elle les aperçoit à quelques mètres, se tenant à proximité d'une femme assise sur un banc. Mais, en se rapprochant, le pas plus calme, elle ne peut s'empêcher de ressentir une désagréable impression. Quelque chose d'insolite entoure cette scène censée être banale. Après tout, ce ne sont que deux enfants en train de parler à une inconnue...
Mais pourquoi Anna a-t-elle hurlé ? Pourquoi personne ne bouge-t-il ? Les enfants ont l'air pétrifiés. La femme reste immobile.
Plus que quelques mètres avant d'en avoir le cœur net...
– Regarde ! lui dit Anna.
Le cœur de Morgane s'arrête de battre et la jeune fille porte les deux mains à sa bouche pour étouffer un cri qui lui obstrue la gorge.
La femme assise doit être âgée d'une cinquantaine d'années ; ses cheveux commencent à grisonner et elle a refusé de les teindre. Ses yeux grands ouverts sont braqués vers la verrière de la serre, comme rivés sur une tache de lumière. Ses mains sont posées bien à plat sur ses cuisses. Elle est morte.
Ses lèvres sont cousues avec un fil doré. Des lèvres sur lesquelles des mouches sont venues pomper le sang coagulé, déjà noirci.
Morgane attire les enfants en les prenant par les épaules pour les éloigner de l'ignoble spectacle. Hugo garde la tête tournée vers la femme assise. Il aurait aimé que Morgane lui laisse un peu de temps pour attraper quelques-uns des nombreux diptères qui se désaltéraient aux commissures des lèvres de la dame...
Bientôt Marie se retrouve seule, son corps lourd et trapu solidement assis au milieu de la serre géante, dans le mélange composite que forment les arômes de toutes ces plantes.
La vie continue de grouiller autour d'elle, les bourdonnements des mouches l'entourent de leurs sombres et sourds coups d'archet.
La menace
Jeudi, vingt et une heures.
Comme tous les soirs, Raphaël a mis près d'un quart d'heure avant de trouver une place de parking près de son immeuble. Ce qui ne représente d'ordinaire qu'un rituel auquel il se conforme sans trop rechigner le met cette fois dans un état d'exaspération incontrôlable. Il est épuisé et n'aspire qu'à dormir. Il se sent vieux, au bout du rouleau.
Sa journée a été un échec. Il s'est éreinté sur l'équation relativiste de Klein-Gordon dont il est convaincu de pouvoir démontrer qu'elle recèle une faille. Mais, cette fois encore, la solution lui a échappé...
Il extrait son encombrante carcasse de la voiture, claque la portière et, finalement, considère qu'un peu de marche pour regagner son studio lui sera salutaire. Le jour de l'Expérience approche... Cette folie à laquelle il doit participer n'est rien d'autre qu'un crime ! Une aberration qui a ses origines dans les théories qu'il a commencé à développer il y a vingt ans.
Les rues sont désertes, obscures, brillant légèrement des restes d'une brève ondée. L'absence de couleurs rappelle à Raphaël l'ambiance des films policiers des années cinquante dont il conserve la nostalgie.
Au fil du chemin, il recouvre un peu de sérénité. Même si l'image d'Estelle nue dans la grotte l'obsède encore, il parvient à la recouvrir d'autres souvenirs qui la rendent plus supportable. « C'est ainsi que s'accomplit le deuil, songe-t-il. La mémoire possède la faculté miraculeuse de rechercher dans son tréfonds des événements heureux qui érodent l'horreur. »
Cependant, Estelle disparaît assez vite de son esprit où revient à nouveau la question de l'Expérience...
À plusieurs reprises il a été tenté de téléphoner à Martin pour tout lui dévoiler. Il s'est contenté de lui envoyer le DVD... Il a fait part à Perkas de ses états d'âme. Perkas pour lequel il éprouve une amitié de plus en plus forte, laquelle autorise les confidences, même les plus honteuses.
Et Perkas lui a dit : « Tu frayes avec les services secrets, Raphaël ; ils ne te laisseront pas rompre le pacte que tu as signé avec eux. D'autant moins que c'est toi qui leur as soufflé l'idée d'utiliser une source d'énergie considérable pour projeter un esprit humain dans le deuxième monde. Tu te retrouves aujourd'hui confronté à la monstruosité que tu as contribué à concevoir, et tu le regrettes ! Tu ressembles à ces savants qui ont fabriqué la bombe atomique ! Sur le papier, bien lovée dans ses équations, cette bombe n'était rien d'autre qu'une admirable invention ! Une victoire de la science... Combien de ces savants imaginaient-ils alors Hiroshima et Nagasaki ? Lorsqu'on ouvre la porte au diable, Raphaël, il ne rebrousse jamais chemin. Il reste chez nous ! Je ne peux pas t'aider, mon ami... Le choix t'appartient. À toi seul ! Ce que je redoute, cependant, c'est que, quoi que tu entreprennes, tu sois condamné... Le diable est déjà chez toi. »
« Perkas a raison, se dit Raphaël. Je ne dispose que de deux solutions : informer Martin du projet, ou me conduire en lâche, comme j'ai agi ma vie durant. Lâche face à Claudia, à Estelle, à Gwen, à Alexandra, à Martin... Face à Legendre ! Toujours pour satisfaire mon égoïsme, obtenir l'assouvissement de tous mes désirs... Faire que mon rêve aboutisse... »
Parvenu devant son immeuble, il remarque trois hommes à une dizaine de mètres, discutant et fumant dans le seul endroit mal éclairé de la rue. Leur présence éveille aussitôt en lui une angoisse incontrôlable.
Il pénètre dans le hall ; aucun des trois hommes n'a bougé ni ne l'a même regardé.
L'ascenseur étant en panne depuis la veille, il s'engage en maugréant dans l'escalier, maudissant cette fatigue qui ne le quitte plus, alourdit son pas, lui brise les reins. Il s'en est rendu compte lors de l'excursion montagnarde en compagnie de Perkas. « Dieu, que j'ai souffert, malgré le plaisir de grimper ! Chaque enjambée, au retour, m'était un supplice... Oui, je suis vieux. Vieux dans mon corps et dans ma tête. La mort d'Estelle m'a porté le coup de grâce ! »
Enfin, le voici, essoufflé, qui introduit sa clef dans la serrure de son studio... où la jolie Gwen ne viendra plus s'étendre sur le lit, s'offrir à ses caresses en lui murmurant dans le cou des mensonges d'amour : Gwen se décompose déjà... À la morgue et dans sa mémoire.
Dans le vestibule, une onde de frayeur le parcourt de la tête aux pieds quand il décèle une récente odeur de fumée de cigarette. Lui, Raphaël, ne fume que le cigare. Quelqu'un est venu ici, ou s'y trouve encore !