Le parfum d'une cigarette blonde... Raphaël se doute de l'identité de son propriétaire. Il presse le bouton de l'interrupteur. La colère fait place à la panique ; Legendre est assis dans un fauteuil, jambes croisées, momifié dans son costume trop ample, son sourire d'abbé cauteleux aux lèvres, une main jouant avec un trousseau de clefs.
– Qu'est-ce que tu fous là ? gronde Raphaël. Ça t'amuse, de me montrer que tu peux te glisser dans ma vie comme un chat vicelard ? C'est ça ?
Pour toute réponse, Legendre agite le trousseau de clefs au bout de son index droit et finit par le lancer à Raphaël qui le récupère à la volée, le reconnaissant d'emblée pour l'avoir utilisé durant des années.
– Ce sont les clefs de la maison de Claudia ! Qu'est-ce que ça signifie ?
Hochement de tête à gauche, puis à droite, décroisement des jambes ; Legendre, de sa voix de crapaud, explique :
– Cela veut dire que tu vas me promettre de te montrer raisonnable, mon ami, et nous aider à conclure l'Expérience. Sinon...
– Sinon quoi ? explose Raphaël en s'approchant du petit homme, poings serrés.
– Il est évident que tu meures d'envie de m'envoyer ta main dans la figure, mais je te le déconseille. Outre le fait que tu n'y parviendrais pas, ça aurait de fâcheuses conséquences sur la suite de nos rapports, et, plus grave, cela risquerait fort de compromettre la tranquillité de Claudia.
– Salaud ! rugit Raphaël en avançant de deux pas. Je pense pourtant que je vais te casser la gueule, et que ça va me faire un bien fou !
« Après tout, ce gnome m'arrive à la taille et ne pèse pas plus de soixante kilos d'os ! En outre, il est assis... »
Raphaël s'est élancé pour frapper Legendre qui ne réagit qu'au tout dernier moment. À la seconde exacte où le poing de son adversaire aurait dû l'atteindre en plein visage, il l'a esquivé en se rejetant de côté. Ce gros ours de Raphaël prolonge son geste dans le vide, déséquilibré par un croc en jambe auquel il ne s'attendait pas.
Il s'effondre lourdement, son front heurtant le sol. Là, humilié et grotesque, il demeure un instant étendu avant de recouvrer ses esprits, et, prenant appui sur ses deux mains, se redresse difficilement pour aller s'asseoir sur le bord du lit.
Legendre a repris sa posture d'abbé à confesse, comme s'il ne s'était rien produit.
– Ne t'avise pas de recommencer ! recommande-t-il. Tu vois, malgré notre différence de corpulence, tu n'as aucune chance. Je serai donc très clair : j'ai senti, ces derniers temps, que tu renâclais un peu à poursuivre ta collaboration avec nous. Il m'est apparu que tu étais en proie à des états d'âme de midinette, et tu sais que je ne supporte pas ce genre de revirement.
Reprenant laborieusement la maîtrise de lui-même, Raphaël demande :
– Si je me retire du projet, tu me fais exécuter, c'est ton intention, n'est-ce pas ? Ou tu me tues de tes propres mains !
La momie au visage de plâtre émet un long soupir.
– Non, mon ami... Pourquoi éliminer un cerveau aussi performant que le tien ? Je pensais à Claudia... Car, bien que tu sois séparé d'elle, tu y tiens toujours, n'est-ce pas ? Tu n'as jamais cessé de l'aimer. Disons que tu as une manière assez originale d'aimer ta femme... C'est néanmoins de l'amour !
– Que vient faire Claudia dans notre affaire ?
– Considérons qu'elle est une otage en sursis. Mes agents la surveillent nuit et jour. Si tu ne te rends pas à la centrale, demain à midi précis, si tu n'assistes pas à l'Expérience sur Oscar Barrot, si tu nous refuses ton aide, Claudia sera la malheureuse victime d'un accident de voiture, ou d'une intoxication au gaz, ou d'un suicide lié à une dépression consécutive à la mort de sa fille !
Les épaules de Raphaël s'affaissent.
– Tu ne ferais pas cela, Legendre ? Tu n'oserais tout de même pas abattre une innocente ?
– Je regrette d'être contraint d'employer des méthodes aussi grossières, coasse le colonel, mais je ne peux me permettre de prendre le moindre risque. J'ai besoin de toi à la centrale, demain. Et ce sera un jour merveilleux, mon ami ! Le couronnement de tant d'années de recherches... Un « demain » que nous attendons depuis si longtemps !
Raphaël l'implore du regard en lui demandant :
– Dis-moi au moins que tu n'es pas responsable de la mort d'Estelle !
Legendre se lève. Il marque un temps, son visage exprimant un sentiment que Raphaël ne lui a jamais connu. Cela ressemble à de la lassitude. Impression fugitive, comme l'ombre projetée par un oiseau passant dans la lumière du soleil. Une impression que fait aussitôt oublier le retour du sourire craquelé.
Legendre sort de la pièce. Il est dans le vestibule quand Raphaël le rejoint.
– Tu ne m'as pas répondu, Jacques !
« Combien de fois l'ai-je appelé par son prénom ? Je l'avais presque oublié. »
– À demain ! lance Legendre en ouvrant la porte donnant sur le palier et en piétinant sur le seuil, le temps d'ajouter : Ne te pose pas non plus la question du transport. Les hommes que tu as certainement aperçus dans la rue t'escorteront jusqu'à la centrale... Par ailleurs, n'oublie pas que ton téléphone est sur écoutes, et sache que les issues de l'immeuble sont surveillées. Ne t'avise donc pas d'entrer en relation avec qui que ce soit. Bonne nuit, Raphaël !
Tel un hôte poli, Legendre referme délicatement la porte derrière lui.
Dès qu'il est seul, la première pensée de Raphaël s'oriente vers Martin. Il doit trouver un moyen de le prévenir ; il lui reste une dernière chance de sauver sa dignité et d'épargner Claudia !
Legendre lui a indiqué que les issues de l'immeuble étaient surveillées, mais le sont-elles toutes ? Il songe en particulier à la porte qui donne accès au toit communiquant avec celui de l'immeuble voisin, identique au sien. Tous les occupants du bâtiment en possèdent la clef afin de pouvoir fuir en cas d'incendie.
Cet espoir l'encourage. Il troque son costume et ses chaussures de ville contre un jean, une paire de tennis, un blouson, il éteint toutes les lumières à l'exception de sa lampe de chevet, puis entrouvre la porte palière pour vérifier si des agents sont postés dans le couloir. Personne...
Raphaël grimpe l'escalier jusqu'au dernier étage. Là, le cœur battant, il ouvre la porte d'accès au toit. Personne... Il traverse la large terrasse jusqu'à un muret peu haut qu'il enjambe pour accéder au toit de l'immeuble mitoyen.
Moins de cinq minutes plus tard, il débouche dans la rue opposée à celle que surveillent les hommes de Legendre. Désormais, il lui suffit de se rendre dans le premier commissariat qu'il trouvera sur sa route et de demander à joindre Martin.
Et il lui avouera tout.
Accélérant le pas, il éprouve un sentiment qu'il pensait ne plus jamais éprouver : celui de l'honnêteté.
Le professeur Raphaël Sormand marche vers sa rédemption.
Les deux ennemis
Un taxi dépose Raphaël au Mercure Saint-Georges.
Le professeur pousse un soupir de soulagement. Bientôt il se sentira enfin libre... Il n'a eu aucune peine à convaincre le responsable de nuit du commissariat auquel il a présenté sa carte d'identité et qui a pris son discours au sérieux. L'officier a appelé le commandant Servaz pour l'informer que le professeur Sormand souhaitait lui parler de toute urgence.
Raphaël trouve Martin qui l'attend, assis dans le hall désert de l'hôtel.
– Grâce à Dieu, tu as accepté de me recevoir ! dit le savant en s'affalant dans un fauteuil et en étendant ses grandes jambes dont il se met à frotter les cuisses pour en chasser les crampes.
Martin s'étonne de sa tenue vestimentaire : un affublement cocasse de teenager qui souligne l'impression de fatigue que dégage cet homme vieilli aux traits lourds, au regard inquiet où vit cependant cette étincelle d'intelligence que seule la mort pourra éteindre.