Elle s'exécute cependant ; la tension retombe. Seignolles peut reprendre son exposé avec flegme.
– L'autre indice capital est évidemment le signe, ou motif, ou symbole, que l'on a trouvé peint sur le dos de la victime et gravé dans la roche. Un 8 ouvert que tentent de fermer deux traits horizontaux à sa base et à son sommet. Là, j'avoue ne pas avoir d'explication... Sinon, rien d'autre...
– Et vous ? demande Martin à Souad en se tournant vers elle. Vous avez quelque chose à nous dire ?
– Effectivement, répond Souad. Tandis que Luc demeurait aux abords de la grotte avec les gendarmes qui ratissaient le coin, j'ai appelé la mère, Claudia Maincourt, que Raphaël Sormand venait de joindre pour lui apprendre l'effroyable nouvelle. Elle était effondrée – mais c'est une sacrée bonne femme, car elle a eu le courage de me parler d'Estelle. Celle-ci avait vingt et un ans et étudiait la physique-chimie à la fac de Toulouse. Avant-hier, elle a averti sa mère qu'elle coucherait chez une amie. Hier soir, ne la voyant pas revenir, Claudia Sormand a appelé l'amie en question qui lui a appris que sa fille n'avait pas dormi chez elle...
– Elle a donc menti à sa mère..., marmonne Martin. Avez-vous demandé si elle avait un petit ami ?
– D'après son père à qui j'ai posé la question, intervient Seignolles, à sa connaissance elle n'en avait pas. Il m'a affirmé qu'il l'aurait su, si cela avait été le cas ; le père et la fille étaient très proches. Il ne m'a pas dévoilé grand-chose ; j'ai pourtant senti qu'il y avait du fusionnel là-dessous ! Le pauvre type m'a parlé de sa fille en des termes tels que j'avais le sentiment qu'il décrivait sa maîtresse ! Cependant, d'après l'empreinte de chaussure trouvée dans la grotte, la gamine était bel et bien accompagnée d'un homme... La taille quarante-quatre, vous comprenez !
À cet instant, Souad quitte le tableau et se rend à son bureau où elle a posé son dossier. Elle farfouille dans une chemise. Les deux autres patientent, étonnés. Elle revient avec plusieurs clichés.
– Comment les avez-vous obtenus ? demande Seignolles, plutôt surpris.
– Je suis copine avec le photographe de la scientifique... Il m'a refilé le double de toutes les photos qu'il a prises ! répond Souad avec un regard plein de sous-entendus.
Elle punaise fièrement les clichés sur le grand panneau de liège. Au fur et à mesure qu'elle les fixe, image après image la scène morbide de la grotte se reconstitue.
– Des pierres de quartz blanc..., dit Martin pour lui-même. Sans doute un symbole de pureté... La victime en position fœtale au milieu d'un cercle de pierres et de bougies... Ce signe à la fois dessiné avec du sang sur le dos de la victime et gravé dans la roche...
– Toute cette mise en scène macabre semble évoquer le rituel d'une secte, non ? risque Seignolles.
– Pas forcément, répond Martin en tapotant de l'index la photographie représentant le motif peint sur le dos d'Estelle. Comme le corps de la victime ne montre aucune blessure, si minime soit-elle, nous devons apprendre de quel sang étranger il s'agit. Humain ou animal ?
Martin garde le silence un long moment, observant chaque cliché avec l'extrême attention qu'il met d'ordinaire à examiner le plus infime détail, à débusquer le moindre élément pouvant se révéler incongru. Car quelque chose le chiffonne, dans cette mise en scène, sans qu'il puisse exprimer quoi... Il a beau fouiller sa mémoire, aucune lueur ne point.
– Vous avez raison, ce sont habituellement les chamans qui utilisent le sang animal, en général au cours de rituels destinés à apporter la guérison, l'animal étant censé offrir au malade sa force vitale... De la magie ! Ce n'est là que de la grosse magie qui remonte à la nuit des temps.
– Si Estelle a été tuée par un fanatique, on pourrait éplucher tous les fichiers de la gendarmerie. Les groupes de dingues versant dans l'ésotérisme ont à peu près tous été répertoriés...
Martin secoue la tête.
– Non ! Non ! Il ne s'agit pas d'un fanatique. Je viens de mettre le doigt sur ce qui me préoccupait depuis un petit moment... En fait, cette mise en scène est imparfaite, comment dire ? Inaboutie... Bancale... À mon avis, elle est surtout destinée à nous donner le change ! J'ai le sentiment profond que c'est un leurre. J'avoue que j'aurais de la peine à vous faire part des raisons qui me conduisent à penser de la sorte. C'est certainement mon expérience qui parle à ma place. J'ai vu tant de mises en scène pseudo religieuses, tant de simulacres cultuels, que je peux flairer le bidonnage ! Le mieux, maintenant, est de répondre à quelques questions concrètes...
Et, se tournant vers ses deux interlocuteurs :
– Luc et moi, nous allons voir les parents d'Estelle et jeter un coup d'œil dans la chambre de celle-ci... Vous, Souad, vous tirez au clair ce problème de sang, et vous vous débrouillez pour savoir si la petite a absorbé de la drogue : analyses complètes et tout le bazar ! Appelez Baziret de ma part...
Soudain, croisant le regard de Souad, il devine que celle-ci est déçue.
– Un problème ? s'inquiète-t-il.
– Oui ! Je me retrouve à mettre des éprouvettes dans une centrifugeuse pendant que vous allez sur le terrain ! Ça n'aurait pas un petit goût de discrimination féminine ?
– Discrimination positive ! réplique Martin en éclatant de rire. Vu votre CV, c'est vous la spécialiste ! Luc et moi, nous ne sommes que de vulgaires chiens de chasse ! On travaille de la truffe... On renifle, on scrute, on déterre ! Vraiment un sale boulot de flic de base qui ne correspondrait pas aux compétences d'une scientifique de haut niveau !
– C'est ça ! lance Souad. Et, en plus, vous vous fichez carrément de moi !
Sans attendre la réponse, elle attrape sa veste à la volée et quitte le bureau dans un fracas de porte claquée.
– J'ai toujours eu un faible pour les femmes de caractère ! dit Seignolles avec une moue admirative. Quant à votre humour que vous décriiez tout à l'heure, je dois admettre qu'il est un peu balourd, mais efficace. Pas mal, le « on travaille de la truffe » !
– Vous verrez, je peux m'améliorer, précise Martin. Allez ! On fonce ! La machine est lancée... L'enquête démarre vraiment maintenant !
Ponctuant ses propos d'un geste brusque qui se veut être la preuve d'un dynamisme communicatif, Martin arrache son blouson du dossier de la chaise où il l'avait posé. Son portefeuille tombe de sa poche intérieure et s'ouvre sur le sol en laissant échapper quelques papiers. Seignolles se baisse aussitôt pour ramasser le tout. Son regard est alors accroché par une coupure de presse légèrement fanée.
La photographie d'une jeune fille. Un gros titre : Une étudiante échappe de peu à la mort dans un accident de montagne.
Sans un mot, il restitue les documents et le portefeuille à Martin. Ce dernier, comme pour éviter toute question, lance en hâte :
– Dites, il va falloir vous fringuer en civil, maintenant. On passe chez vous pour vous changer, et après on file chez les Sormand. Le costume de gendarme n'est pas un atout psychologique idéal pour attirer la confiance et susciter les confidences. Un uniforme, mon vieux, c'est toujours intimidant.
– Sans doute... Je comprends, répond Seignolles, mal à l'aise, mais je suis en service et...
– Je suis votre supérieur ! le coupe Martin d'un ton faussement sévère, tout en lui adressant un clin d'œil complice. Vous obtempérez !
– Bien, chef ! répond Seignolles en se mettant au garde-à-vous et en saluant, main droite au front, menton haut, tout en claquant les talons.
Seignolles
Assis à l'avant de la voiture, Martin regarde défiler la campagne vallonnée, avec, au loin, les cimes pyrénéennes. D'anciennes émotions lui reviennent par petites touches, agréables quoique décousues. Mais sa mémoire, son véritable outil de travail, les ordonne progressivement, les hiérarchisant, les replaçant dans une chronologie cohérente. Du moins proche de ce qu'a dû être la réalité...