– Il est trop tard, regrette Martin à voix basse. Tu n'aurais jamais dû te vendre à lui. Non, remercie-moi simplement de faire le ménage et de nettoyer toute la merde que tu as laissée derrière toi au cours de ta vie. Remercie-moi de protéger Claudia, de rendre justice à Estelle, d'empêcher que des fous se comportent en tortionnaires envers des cobayes humains... Remercie-moi de ne pas t'avoir tué il y a dix-sept ans !
Le dernier regard de Souad
En pénétrant dans la salle où va se dérouler l'Expérience, le juge Barrot ne peut s'empêcher de remarquer à nouveau comme la pièce paraît anodine, si peu spectaculaire ! Dire qu'elle est la matrice qui, dans un instant, projettera son neveu dans le deuxième monde ! Ces trois murs recouverts de moniteurs et d'ordinateurs, ce quatrième mur composé d'une épaisse vitre donnant sur le « silo » où s'activent techniciens et ingénieurs, ces écheveaux de câbles électriques amassés sur le sol, ce pupitre de commandes... Et cette machine qui ressemble à un scanner médical dans lequel on va bientôt enfourner Oscar, nu, qui attend, allongé sur une tablette, une perfusion dans chaque bras, des électrodes fixées à son front, à ses tempes des sortes d'antennes censées arracher son esprit de son corps pour le propulser, en un éclair d'énergie colossale, hors de l'univers des humains... Le tout baigne dans une lumière rougeâtre qui accentue les traits de chacun des protagonistes de cette scène aux contours irréels.
Barrot s'est approché de Legendre. Le juge, pour la première fois de sa vie, paraît presque négligé ; le nœud de sa cravate est desserré...
– Puis-je lui dire quelques mots avant de... ?
– Faites ! consent Legendre, mais vite, je vous en conjure ! Il nous reste encore quelques aménagements à apporter au protocole... D'ultimes vérifications à effectuer...
– Merci, colonel, balbutie Barrot.
Il se précipite sur le corps de son neveu qui ressemble à un cadavre qu'on va introduire dans un four.
– Je sais combien tu souffres, Oscar... C'est la drogue qui coule dans tes veines, mais cette douleur va disparaître dans peu de temps. Tu ressentiras alors un immense bonheur, mon garçon. Et tu seras libre...
Le jeune homme l'implore de ses yeux injectés de sang. Tout son visage exprime une détresse animale, une frayeur qui lui déforme la bouche, tétanise le moindre de ses muscles. Ses lèvres esquissent quelques syllabes en une prière muette que son oncle ne sait pas deviner. Ou évite de comprendre.
– Réjouis-toi, lui murmure Barrot à l'oreille. Nous allons accomplir un véritable miracle ! Te rends-tu compte ? C'est toi qui as été choisi pour en être l'heureux bénéficiaire... Tu es l'Élu, mon enfant... Tu vas... tu vas croiser Dieu !
Extatique, Barrot se redresse, pose une main sur le front d'Oscar, l'y laisse quelques secondes, puis rejoint le groupe près du pupitre de commande : Legendre, Jansen, Friedel, le Docteur et Sormand...
L'agent de la DGSE croise les bras sur sa poitrine, dodeline de la tête et annonce :
– Cette petite séquence d'émotion passée, pouvons-nous enfin enclencher le processus ? Raphaël, nous t'attendons... Raphaël ?
Sormand n'entend pas Legendre. Les yeux rivés sur l'un des moniteurs, il tente de refréner son rythme cardiaque en respirant lentement, profondément. Il se souvient de la première fois où Legendre lui a fait visiter ce complexe secret, dans les entrailles de la centrale... Lui apprenant que là, il serait en mesure de créer le champ magnétique nécessaire pour mener à bien l'Expérience. « Tu vois, lui avait-il dit, nous avons admis le bien-fondé de tes derniers travaux, mon ami. Nous avons pris très au sérieux ton hypothèse, et nos ingénieurs ont vérifié tous tes calculs... Quelle merveilleuse idée ! Détourner la force de Lorentz... Reprendre les calculs d'Einstein sur la relativité restreinte... »
Raphaël s'était insurgé : « Les rapports que je t'ai remis, Jacques, ne proposent qu'un concept ! Ils ne sont pas forcément applicables. Ce ne sont que des équations... Le fait que la vitesse de la lumière, dans le vide, est égale à tous les référentiels inertiels ne signifie pas pour autant que nous sommes en mesure de faire voyager l'esprit d'un sujet humain d'un point à un autre des deux mondes ! »
« Ne te renierais-tu pas ? s'était moqué Legendre. Ou bien es-tu effrayé par ce qu'a enfanté ton propre cerveau ? N'ai-je pas compris que tu étais enfin parvenu à donner corps au paradoxe des jumeaux ? La relativité restreinte ne prouve-t-elle pas que le temps absolu n'a pas cours dans l'univers ? »
« Sans doute, avait admis Raphaël. Néanmoins, ce serait folie que de désagréger un esprit humain pour faire voyager ses milliards de particules chimériques dans cet inconnu qu'est l'espace-temps ! Un esprit, Jacques, ce n'est pas de la matière ! »
Legendre avait souri et tapoté l'épaule de Raphaël en laissant tomber : « Tu seras donc toujours aussi lâche ! Sans moi, tu n'en serais qu'à gribouiller de remarquables formules sur ton tableau noir... Ou à jouer au sorcier vaudou avec deux malheureux gosses dans une grotte ! Tu es un petit mec, Raphaël... Tu n'es qu'un tout petit mec peureux qui préférerait faire sa tambouille dans sa kitchenette alors qu'on lui livre sur un plateau la concrétisation de ses rêves ! »
– Raphaël ! appelle Legendre d'une voix impatiente.
– Excuse-moi, je réfléchissais...
– N'est-ce pas un peu tard ? se moque le colonel.
– Ce type va mourir, lâche Raphaël en désignant Oscar. Regarde-le... N'a-t-il pas suffisamment souffert ? Ce que nous nous apprêtons à lui faire subir est une gageure.
– Pense à Claudia, lui dit sèchement Legendre. Et n'oublie pas qu'Oscar et les disparus ont déjà accompli de nombreux voyages. Lui n'en fera qu'un de plus... mais qui le conduira à la bonne gare !
Raphaël hausse les épaules.
– Mon pauvre Jacques, tu es stupide ! Tout ce que tu vas réussir, c'est de griller le cerveau de ce gamin et de faire exploser la centrale !
Puis, se tournant vers l'ensemble des participants :
– Vous n'êtes tous qu'une bande de cinglés ! Le trou de ver par lequel vous croyez qu'Oscar va se glisser n'est rien d'autre qu'une série de chiffres sur un bout de papier ! Un puits gravitationnel qui perce la courbure de l'espace-temps, certes, mais en théorie ! Un couloir entre deux mondes, effectivement, mais par hypothèse...
Raphaël se tourne vers la baie vitrée donnant sur le « silo ». « Tout est en place... C'est fichu ! Dans quelques minutes à peine, je serai responsable de la mort d'Oscar... Bon Dieu, qu'est-ce que fabrique Martin ? »
Comme exauçant une intense prière, le téléphone portable de Legendre sonne. Celui-ci le porte à son oreille et son visage blanc devient gris.
– La police a débarqué dans la centrale ! rugit-il.
Il fait face à Sormand et lui lance son regard de tortue.
– Raphaël, si jamais c'est toi qui...
Il hoche nerveusement la tête, sautille sur place et, à l'adresse de Friedel :
– Finissons-en au plus vite ! Nouveau compte à rebours : cinq minutes. Cela sera-t-il suffisant ?
– Je pense, oui.
Raphaël consulte sa montre. « Martin connaît le chemin... Je lui ai donné toutes les indications nécessaires. Il va surgir d'une seconde à l'autre ! »
– À toi l'honneur, dit Legendre à Raphaël en lui indiquant le pupitre de commande.
Sormand avance la main vers un clavier. « C'est trop tard... Je suis le bourreau qui envoie l'électricité dans le corps du condamné ! »
La touche est pressée. Tous doivent maintenant s'éloigner, Oscar devant demeurer seul dans la salle. Les cinq hommes se réfugient dans le « silo » d'où ils pourront assister à l'Expérience derrière la vitre.