La tablette supportant le corps du supplicié glisse lentement pour s'encastrer dans le sarcophage métallique. Oscar a disparu, avalé par cette machine qui doit lui dérober son esprit et le faire aborder aux rives de l'Empyrée...
Friedel donne le compte à rebours :
– Trois minutes ! Évacuation du silo demandée...
– Il n'en reviendra jamais, murmure Raphaël.
Legendre, qui l'a entendu, le contredit :
– Martin Servaz et Alexandra Extebarra en sont revenus, eux !
Voilà plus de six minutes que Martin, Souad et Seignolles, escortés de plusieurs unités d'élite de la gendarmerie et de la police, ont pénétré dans la centrale par petits groupes, arrêtant sans distinction tous les membres du personnel, dont l'affable M. Zimmer qui en a perdu son sourire publicitaire.
À la tête d'un commando constitué d'une demi-douzaine d'hommes, Martin et ses deux amis progressent maintenant en direction du « silo » ; toutes les caméras de surveillance ont été neutralisées.
Derrière la vitre, le regard rivé sur le sarcophage métallique, Legendre, Jansen, Barrot, le Docteur, Friedel et Sormand s'impatientent... Friedel continue d'égrener le compte à rebours.
– Deux minutes...
Ils attendent que l'énergie canalisée dans d'immenses bobines de fil de cuivre envahisse le caisson où reposent la chair, les os et l'âme encore amalgamés du cobaye Oscar. Lui, dans les ténèbres, le froid de sa peur, commence à sentir des vibrations secouer les parois de son cercueil...
Soudain, Friedel pointe l'écran de son ordinateur.
– Regardez ! s'exclame-t-il. Voyez-vous la fluctuation quantique, là ! Cette courbe magnifique... Nous avons bel et bien créé une masse d'énergie négative ! Nous sommes en train d'ouvrir un trou de ver !
Raphaël s'approche du moniteur.
– Le seul problème, dit-il, c'est que cette courbe ne semble pas réversible... Sinon, Oscar serait déjà passé et nous en aurions la preuve sur l'encéphalo... C'est ce que je redoutais : le champ de forces altère les systèmes de mesure ! Regardez ! La courbe devient complètement folle et s'effondre.
– Normal, se rassure Friedel. Ce ne peut être qu'une défaillance intrinsèque qui...
Il est alors interrompu par une explosion. La porte blindée de la salle du sarcophage s'est bombée en son milieu.
Legendre jette un coup d'œil à sa montre, puis regarde Raphaël et revient au caisson, maintenant secoué sous l'assaut de l'énergie qui s'y déverse. Une ombre de regret obscurcit ses gros yeux glauques ; il esquisse un sourire d'enfant déçu et, hochant la tête, il annonce :
– Je ne vois plus qu'une solution... Quel fâcheux contretemps !
Se tournant vers le juge Barrot qui transpire abondamment en tremblant de tous ses membres, il ajoute :
– Vous aurez été un collaborateur efficace, monsieur le juge ; vous comprendrez néanmoins que vous n'êtes plus qu'un poids mort, désormais. Le professeur Sormand nous sera toujours utile, tout comme M. Friedel et le Docteur... Vous, votre rôle prend fin ici.
La main droite de Legendre sort un minuscule revolver de la poche de sa veste. Barrot recule d'un pas, les yeux exorbités, se protégeant inutilement de ses deux bras tendus en avant.
Le coup de feu est couvert par une seconde déflagration qui projette la porte blindée hors de ses gonds. Tout se déroule alors à un rythme syncopé qui semble isoler chaque action.
Barrot est d'abord ébranlé comme s'il venait de recevoir un choc au visage, puis il s'effondre sur lui-même, une petite tache rouge en plein front... Legendre, Friedel, le Docteur et Jansen disparaissent par une porte... L'unité d'élite prend possession de la salle... Sormand les y rejoint pour entendre Martin lui crier : « Arrête-moi ce bordel ! »
Le professeur se rue sur le pupitre.
– Et les autres ? Où sont-ils partis ? demande Martin.
– Par cette porte blindée, là, derrière la vitre ! Ils sont quatre... dont Legendre !
– Luc, tu restes ici et tu te charges d'Oscar, s'il est encore en vie. Souad, tu m'accompagnes... Et vous, les artificiers, vous nous ouvrez une brèche.
En moins d'une minute, les techniciens ont fait sauter la porte.
La fumée de l'explosion à peine dissipée, Martin et Souad se ruent dans un couloir. Ils se mettent à courir en direction d'un ajour distant de quelques centaines de mètres.
Ils débouchent bientôt sur un terre-plein à l'extérieur de la centrale pour découvrir en contrebas, à une vingtaine de mètres, un hélicoptère dont les pales ont commencé à tourner. Jansen est aux commandes ; Friedel, le Docteur et Legendre s'apprêtent à y monter.
Legendre se retourne. Il tient toujours son petit revolver à la main.
– Couche-toi ! ordonne Martin à Souad.
Malgré le bruit produit par le rotor de l'appareil, Martin, tandis qu'il se jette à terre, entend nettement le bruit d'une détonation.
Il voit Legendre monter en hâte dans l'hélicoptère et comprend seulement ce qui vient de se produire, ou plutôt le découvre par à-coups.
Souad était à genoux ; elle obéissait à Martin et allait s'allonger dans l'herbe quand elle a reçu une balle en pleine gorge. Elle est restée agenouillée, une expression étonnée conférant à son visage de garçon un air quasi enfantin. Elle a tourné la tête vers Martin et le flot de sang jaillissant de son cou a décrit une courbe parfaite, rouge comme ses lèvres.
Le sang a aspergé Martin qui a aussitôt porté ses mains sur la blessure pour comprimer l'artère.
Cela se passait il y a une éternité...
L'hélicoptère a décollé. Des hommes de l'unité spéciale ont surgi.
– Commandant, les secours vont arriver !
Martin n'entend pas. Il conserve ses deux mains pressées sur le cou de Souad ; le sang bouillonne entre ses doigts.
Elle le regarde. Comme elle l'a regardé l'autre fois, au restaurant. Avec cette douce envie d'amour, ce désir juvénile de vivre et de partager son corps avec cet homme qu'elle connaît pourtant à peine. De vivre au présent... De vivre maintenant.
Lui, pleure et ses larmes pleuvent sur elle. C'est ainsi qu'ils s'aimeront. Dans les larmes et le sang. Et dans la mort qui progresse sans trop se hâter pourtant, creusant les joues de Souad, lui cernant les yeux, lui découvrant les dents en un sourire crispé.
– Martin, voilà les secours...
C'est la voix de Luc.
Souad paraît prendre peur, subitement. Sa pâleur est extrême, ses narines se dilatent. Elle essaie de prononcer quelques mots. Martin se penche, colle son oreille à sa bouche déjà glacée.
Il recueille le dernier souffle de la jeune femme, s'imaginant y avoir décelé un « je t'aime »... Un « je t'aime » tout menu et si triste.
– Moi aussi, dit-il au cas où la mort offrirait à ses victimes la faculté d'entendre encore après son passage.
L'homme qui n'existe pas
Au téléphone, l'homme a juste dit :
– Je suis mandaté par le ministère de la Défense pour vous rencontrer, commandant Servaz, et avoir une conversation avec vous... Comme cet entretien réclame la plus grande discrétion, je vous propose que nous nous retrouvions dans un endroit où nous aurons la certitude d'être tranquilles. Je suis désolé de vous proposer le cimetière Saint-Martin-du-Touch ; j'ai conscience qu'après la perte du lieutenant Boukhrane, ce choix peut paraître malvenu... Mais je connais votre dossier, commandant, et je sais que ce détail ne saurait vous affecter : vous êtes au-dessus de cela !
Puis, juste avant de raccrocher, il a précisé :
– Saint-Martin-du-Touch, chemin Crabe... Dans une heure ! Vous venez seul, naturellement.
Martin a refermé son portable d'un coup sec et s'est offert le temps de fumer une cigarette et d'avaler un verre de whisky. Il a conscience qu'il boit trop. Beaucoup trop, même, depuis que Souad est morte dans ses bras. Les verres qui se succèdent n'effacent cependant pas le regard sombre et implorant de la jeune femme quand elle a projeté dans le sien tout l'amour qu'elle pouvait alors exhaler... Afin de partir avec un sourire Martin signifiant que, lui aussi, il l'aurait aimée...