Martin sort les mains de ses poches. Poings serrés, phalanges blanches. L'homme s'est immobilisé et attend, stoïque.
– Vous n'êtes tous que des salauds ! articule Martin entre ses dents en remettant ses poings dans ses poches. De véritables salauds !
– Je sais, souffle l'homme.
Martin lui tourne le dos. Il n'a plus qu'une envie : fuir ce monde d'ombres, de menteurs et d'assassins.
– Servaz ! le hèle l'homme, l'obligeant à se retourner.
– Oui ?
– Vous êtes-vous demandé pourquoi nous vous avions confié cette enquête ?
– Parce que vous pensiez que je m'égarerais du fait que j'avais participé à l'expérience de Raphaël Sormand, il y a dix-sept ans, et que je cantonnerais mes investigations à ce qui gravite autour de lui. Sormand était l'appât, et moi le chasseur... Vous m'avez donné un os à ronger en étant certain que je ne déterrerais pas le squelette entier.
– Nous avons commis une erreur.
– Laquelle ?
– Nous avons sous-estimé vos qualités de flic. Vous êtes un excellent policier, Servaz... Oui, en effet, vous avez exhumé ce qui devait rester caché.
À l'étonnement de son interlocuteur, Martin éclate de rire.
– Ce n'est pas votre seule erreur, monsieur ! Vous ne pouviez pas savoir que je serais secondé par trois excellents enquêteurs : Souad Boukhrane, Luc Seignolles et...
– Et... ?
– Et Alexandra Extebarra ! C'était elle, le grain de sable dans votre belle machine ! Vous n'aviez pas compté avec ses facultés extrasensorielles : la télépathie, la précognition... Mais cela non plus ne possède aucune réalité, n'est-ce pas ? Je l'ai inventé, tout comme j'ai inventé le colonel Legendre, votre présence parmi ces tombes et le financement des travaux de Sormand par vos services !
Cette fois, Martin est décidé à ne plus prolonger la conversation avec cet homme qui n'existe pas. Il se dirige en pressant le pas vers la sortie du cimetière.
L'homme du ministère n'a pas bougé. Il regarde Martin partir et attend qu'il ait disparu pour sortir son téléphone portable d'une poche de sa veste.
Il appuyie sur une touche et porte l'appareil à son oreille.
– C'est fait, annonce-t-il. Non, colonel, il ne parlera pas ; je peux vous l'assurer. Il respectera la consigne... Il ne risquera pas la vie de ses proches... Pourquoi ? Vous me demandez pourquoi, colonel ? Mais voyons : tout simplement parce qu'il est le contraire de ce que nous sommes... Lui, Martin Servaz, est un homme d'honneur et de devoir !
L'inconnu raccroche. Son sourire a disparu définitivement de son visage affable qu'une brusque contrariété a figé en un masque de souffrance.
Ne pas exister n'évite pas la honte.
Leur dernier soir
Ils sont tous deux sur le balcon.
Dans la chambre, la valise et le sac de sport Martin sont bouclés et déposés au pied du lit. Demain matin il ne lui restera plus qu'à glisser ses affaires de toilette dans la poche extérieure du sac.
Ils sont assis côte à côte, leurs épaules se touchant à cause de l'exiguïté du lieu.
Ils boivent et fument. Cela fait plusieurs heures. Luc ne sait plus trop ; il n'a jamais avalé autant de whisky ni consommé autant de tabac. La tête lui tourne ; une sourde nausée l'a pris à la gorge et il s'attend à devoir aller vomir d'une seconde à l'autre.
Toulouse a adopté son grondement nocturne fait de voix qui s'interpellent, de voitures qui freinent trop brusquement aux feux rouges, de vrombissements de motos...
Ils n'éprouvent aucune honte à laisser couler de grosses larmes et à renifler comme des mômes. Ils parlent peu, n'ayant pas de mots plus beaux que leur silence pour exprimer leur chagrin.
S'ils prononcent quelques phrases décousues, c'est pour évoquer un souvenir commun. Rien que de banal. Ils se connaissaient tous trois depuis si peu de temps ! Tous trois, le Parisien, la petite et lui...
Martin consulte sa montre.
– Veux-tu que je te laisse ? demande Luc.
– J'ai encore un peu de temps. Elle m'a donné rendez-vous à onze heures...
– Tu vas lui faire tes adieux, n'est-ce pas ?
– Oui. Souad serait encore vivante, j'aurais quand même fait mes adieux à Alexandra. Je dois tourner cette page, Luc, tu comprends ?
– Bien sûr. Je crois même que tu as mis dix-sept ans à la tourner...
Ils se taisent à nouveau. Demeurent longuement sans bouger, s'écoutant pleurer.
Puis Martin se lève. Il titube un peu en se dirigeant vers la salle de bain pour se passer de l'eau fraîche sur le visage. Seignolles abandonne sa chaise, l'esprit gourd, la poitrine en feu.
– Je t'accompagne un bout de chemin, propose-t-il à Martin.
– Si tu veux... Mais jure-moi de ne pas me poser de questions.
– Au sujet du rapport ?
– En effet.
– Non, je t'ai promis de corroborer ta version des faits.
– Ce n'est pas la mienne.
– Je sais... Mais c'est toi qui la signeras en premier.
Ils sortent de la chambre. En refermant la porte, Martin sent le sol se dérober sous lui. Le solide bras de Seignolles l'empêche de tomber.
– Tu tiendras le coup ?
– Oui, Luc. Il faudra bien. Nous allons marcher un peu, l'air frais me retapera. Je récupère vite, tu sais... La force des alcooliques !
Dehors, Martin respire à pleins poumons en ouvrant les bras en croix. Yeux clos, il reste ainsi quelques secondes, puis, prenant l'épaule de Seignolles pour support, fait quelques pas d'abord hésitants que sa volonté corrige et raffermit bientôt.
– Si tu veux, commence Seignolles, j'ai ma voiture garée là-bas. Je te conduis ?
– Merci, mais on va marcher et je hélerai un taxi. Toi, tu cours chez toi prendre une bonne douche glacée et te coucher avec une tonne de somnifères.
Seignolles sourit.
– Non, je ne ferai rien de tout cela.
– Ah ? s'étonne Martin. Tu comptes picoler toute la nuit ?
– J'ai besoin d'autre chose qu'une douche glacée et des barbituriques. Je vais plutôt me rendre chez un certain Patrick qui est un type assez moche et maigrelet mais formidable... Une crème de douceur et de tendresse !
– Tu l'aimes ?
– Autant qu'il m'aime.
Martin, qui a laissé sa main sur l'épaule de son ami, exerce une pression plus forte des doigts pour souligner ce qu'il va dire :
– Vous vous aimez... Vous en avez, de la chance !
– Je te l'ai déjà dit, Martin, je suis un garçon simple.
– C'est bien ce que je disais : quelle chance !
Les adieux
Très tard ce soir, le commandant Martin Servaz est venu faire ses adieux à maman. Je crois que celle-ci a choisi une heure où je suis supposé être couché. Il est évident qu'elle ne souhaitait pas qu'il me rencontre. Ni ne me parle.
Ils se sont installés au salon ; moi, j'avais déjà repris mon poste d'observation derrière la porte entrouverte.
Après un long silence, maman a dit :
– Je te sers un verre ?
Martin a répondu :
– Bien sûr... Ce ne sera pas le premier de la soirée... Je vois que tu as sorti une bouteille de Chambolle-Musigny !
– C'est peut-être la dernière fois que nous en boirons ensemble, n'est-ce pas ? Tu as vraiment décidé de partir demain ? Tu ne souhaites donc pas rester quelques jours de plus à Toulouse... ?
Il y avait tant de regret dans la voix de maman ! Elle se doutait bien qu'elle ne le reverrait jamais plus, que leur histoire était définitivement achevée. J'ai alors été envahi par une grande tristesse, car j'avais pris ma décision de mon côté... Ce soir, maman ne perdrait pas que son ancien amant.